Les mauvaises
de Séverine Chevalier

Dans ce roman éblouissant, il semble que les liens de causalité, comme l’ébauche au crayon structurant un tableau, aient été effacés, mais que leur architecture subsiste. L’écriture s’évertue à rendre au plus près la substance, la matière des faits et des êtres. Chaque personnage est comme une abeille aveugle dans un essaim, le membre involontaire d’un fonctionnement collectif fou. Certains y prospèrent, d’autres y sont détruits, digérés, annulés, et le seul point commun qu’ils semblent avoir est leur ignorance de cette logique dans laquelle ils sont pris comme des moucherons dans une gélatine.

Il y a Bébé, le grand-père, un monstre ordinaire qui écrit sa propre histoire et en vit, en sous-marin de sa propre vie, une autre moins avouable, qui s’autodétruit au fur et à mesure qu’elle se tisse, ne laissant de traces que sur les autres.
Il y a la jeune Roberto, déterminée au plus haut point, se dirigeant inexorablement vers la réalité objective de son existence : rien.
Il y a l’émouvante Ouafa, la seule finalement à n’être pas qu’un rouage anonyme d’une machine aveugle, la seule à faire preuve d’une volonté propre, laquelle ne peut être que de résistance.
Il y a Oé, le type même de l’élément défectueux à éliminer.
Et puis les autres, et les arbres, et les villages engloutis, les livres enterrés comme des morts promis à renaissance, et l’écriture incroyable qui fait de ce bric-à-brac un tout, déterminé par l’incohérence et la cruauté, mais aussi la beauté. On ne peut détailler toutes ces trajectoires mais elles ont toutes, même la plus infime, une existence indispensable à la cohérence générale.

Le roman est divisé en deux époques, XXe siècle, la première, et XXIe siècle, la seconde. La première commence par « Le cadavre disparut la même nuit que les bêtes. » Et la seconde, dont la première partie est en très beaux vers libres, sorte de chronique spéculative sur un après digestif qui tarde à glisser dans l’œsophage, « Donc une décomposition de fille gît sous un lac opaque (…) »
La deuxième partie de cette deuxième partie revient à une forme narrative plus classique pour refermer l’histoire comme on ferme une porte sur une pièce dont les murs écroulés laissent entrer la végétation. L’histoire se referme, donc, comme on dit que se referme un paysage quand la forêt le fait disparaître. Et la disparition, ou plutôt le recouvrement, l’escamotage par la société de personnages dont certains ne sont plus là mais d’autres si, qui effacés n’en sont pas moins toujours en vie, vient iriser la peau du récit comme un thème récurrent, sous-jacent du livre.

Restent la beauté de l’amitié entre les trois enfants maudits, chacun à sa manière. Reste aussi la beauté étonnante d’une écriture qui pourtant ne cesse de racler et renâcler, évitant toute quête esthétique, sautant stylistiquement du coq à l’âne et mâtinant un vocabulaire simple et précis voire trivial à une syntaxe sophistiquée. Et cette écriture est bouleversante malgré sa sécheresse calculée, elle génère des vagues d’émotion et d’émerveillement.

« Lipo demanda à changer de place et se positionna du coup du même côté que son patron, et ce dernier trouva légèrement plus facile de lui parler de biais, sans le voir complètement de face, en évitant le mot mort et le mot suicide et le mot pendaison, en tournant autour avec précautions et subtilités, lui sembla-t-il, même si cette position d’équilibriste ne lui permit pas d’anticiper la rapidité et la violence avec lesquelles son ouvrier balança sa tête contre la table, après l’annonce, s’éclatant le front qui tacha de rouge la moquette beige du spacieux bureau, sans briser le verre mince mais ultra-solide, choisi exprès pour sa technologie de pointe car ici tout était de pointe et le serait encore plus après la construction de l’extension de l’usine. »

Et pour encore citer Séverine (parlant de l’arrivée de Ouafa dans la région où se déroule le récit), voilà ce qu’on ressent à la lire :
« Ce fut une perfusion prodigieuse.
Un éblouissement. »

Lonnie

Séverine Chevalier, Les mauvaises, La manufacture de livres, 2018

Photo © Gina-Cubeles 2021