Ce roman foisonnant et jubilatoire est fidèle à l’esprit des feuilletonistes du XIXe siècle. Il nous embarque, sur les traces de la Vénus d’Ille campée par Mérimée, aux alentours de Perpignan. Nous nous aventurons tantôt dans les marais du littoral, tantôt vers l’intérieur, à la poursuite d’un tueur en série qui pourrait bien avoir été inspiré par la maléfique statue de bronze aux yeux étincelants. Mais nous pistons aussi cette statue elle-même, dont Mérimée dans sa nouvelle fantastique dit qu’elle a été fondue et transformée en cloche pour mettre fin, en vain, à la malédiction qu’elle porte.
Rien ne manque à ce récit hybride et remarquablement maîtrisé qui mêle les rebondissements typiques des feuilletons, les effets de miroir narratif, les codes du thriller mettant en scène la traque et les rituels d’un fou meurtrier, les séquences d’immersion dans la subjectivité de l’assassin et la partie de cache-cache avec le lecteur propre aux romans d’énigme. L’enquête se déroule sur plusieurs plans superposés : Pour l’un des protagonistes, « la Vénus d’Ille » est le récit codé, sous forme de nouvelle fantastique, d’un crime bien réel dont l’inspecteur des monuments historiques Mérimée aurait pu être le témoin. A-t-elle existé, existe-t-elle encore ? Au présent se déroulent les meurtres de jeunes femmes, plus atroces les uns que les autres. Suivant des chemins parallèles, des flics plus ou moins adroits et motivés et le duo improbable formé par une danseuse chorégraphe et un romancier féru de thèmes morbides pour raccrocher un succès à éclipses suivent des hypothèses qui pourraient bien, au bout du compte, se recouper. Le récit suit l’assassin sur des chemins et en des endroits isolés dont l’écriture bondissante, sensorielle et précise de Marion Poirson-Dechonne livre de saisissants aperçus : « Sur les façades, les porches ouvraient des gouffres et des cratères d’ombre. La nuit avalait formes et couleurs comme un jeu de Pac Man. Le blanc factice des illuminations soulignait durement l’obscurité. Elles se répercutaient sur l’asphalte, blêmes éclaboussures, froids éclats d’ampoules réverbérées par les flaques d’eau. Quelques gargotes s’affublaient de guirlandes cache-misère, aussi sinistres que les lanternes rouges des bordels d’Amsterdam. La cime des palmiers luisait faiblement ; les ombres de leurs troncs s’étiraient, obliques, sur le sol. Des hachures sombres striaient le pavé.
Il s’apprêtait à renoncer.. »
L’assassin roule beaucoup, marche, connaît les environs comme un enfant qui les a sillonnés, de façon animale, intime. Il semble dans son biotope et nous fait découvrir par ses yeux les rues, les friches urbaines, les berges des étangs et les marécages.
Certains passages flirtent avec l’horreur, mais toujours dans un souci esthétique transgressif, suivant ses obsessions. On assiste ainsi à une autopsie méticuleusement décrite, on marche vers un abattoir, la nuit : « Le rouge inondait les tabliers des tueurs avant de se répandre sur le sol, où les boyaux s’amoncelaient comme des pneus usagés dans une décharge. Une huile à l’arôme de suif écumait, mélange de tripes grasses et de panses crevées. Les coups des chevillards résonnaient comme des tambours dans la nuit. Ceux qui écorchaient les bêtes suspendaient les quartiers de bœuf à des crocs, d’où elles pendaient en draperies ensanglantées, nudité ouverte des tableaux de Soutine. Ce rouge se projetait avec violence sur la couleur jaunâtre de la graisse. »
Le roman est aussi une belle galerie de portraits. Les personnages y sont décrits avec une attention non exempte de férocité, ni d’empathie. Même les anonymes sont campés d’une façon qui rappelle Dorothy B. Hughes, comme dans cette description de la procession de la Sanch : « Il remarqua que les gitans s’étaient habillés avec soin. L’un d’eux, verres fumés d’une teinte bleue, costume gris, chemise blanche, cravate rayée en camaïeu de gris, chaussures tressées de luxe, tenait à la main un enfant, sa réplique miniature. Un autre, grosse moustache et ventre débordant sur ses cuisses, avait à la ceinture un gigantesque trousseau de clés. Dans la rue, des enfants imitaient les caparutxes, avec des chapeaux en papier pointus, certains y avaient ajouté des attaches faites de sacs en plastique. Des gosses déboulaient vers le cortège. Les uns avec des verres en carton pleins de sodas colorés. D’autres en rollers. D’autres encore, des pommes d’amour à demi-mangées à la main et la figure barbouillée de sucre rouge. Un flic passait son temps à les canaliser, pour les empêcher de rompre la solennité de la procession. Un pénitent, avec sa fourche, écartait les sacs abandonnés et surtout les capsules qui risquaient de blesser les pieds nus. Si la procession était recueillie, la foule évoquait un immense caravansérail. »
L’écheveau de toutes les trames qui se superposent -un spectacle en conception, puis en représentation, des meurtres qui en se succédant précisent touche à touche le portrait du meurtrier, une histoire en abime, l’hiver qui se dépose autour de Perpignan, un monde dans le monde a l’instar du quartier saint-Jacques, petite Naples, dans la ville, et chaque fou suivant son idée, tel ce commissaire qui se cherche futilement des liens avec son homonyme, Christophe Colomb- finissent par constituer une fresque baroque de la région. Et peut-être les intrigues entrecroisées, au bout du compte, servent-elles surtout cette éblouissante promenade à travers le temps et les paysages, en compagnie des groupe disparates qui constituent la population d’un petit pays. Ce tour d’horizon magistral finit en beauté par l’immersion de Vénus, pirouette finale, clin d’œil de l’épilogue :
« Elle ne surgirait plus au cœur d’une conque dans des tourbillons d’écume.
Ses yeux d’argent ne foudroieraient plus personne d’un éclair glacial.
Vénus Anadyomène.
C’était la fête de l’Assomption.
Le ciel, uni et vide, comme dans l’attente d’un évènement, se nacrait d’un orient rose près de la ligne d’horizon. Plus haut, il offrait la transparence bleutée d’une aigue marine.
A bord, les gitans fumaient un joint pour célébrer le sauvetage d’un des leurs. Sallus, sombre silhouette à la proue du bateau, s’absorbait dans ses pensées, tandis que le jour naissant, les barques de pêcheurs s’avançaient vers le large, pavoisées pour la bénédiction de la mer. »
Lonnie
Serial Vénus de Marion Poirson-Dechonne, Seria Negra, edts Trabucaire 2009
Photo © Pere Farré