Le Baiser comme une première chute
Au Théâtre Gérard Philippe

Anne Barbot signe une adaptation très réussie de L’Assommoir de Zola. Issue d’un milieu ouvrier, elle s’inscrit dans une tradition de théâtre engagé qui met en scène les invisibles, « des gens, souligne-t-elle, qui vivent en silence et qu’on oublie souvent, y compris dans le milieu artistique ». Le texte de Zola montre la violence sociale exercée sur le Paris ouvrier des années 1870 dans le quartier de la Goutte d’Or, l’abrutissement progressif des corps et des esprits par l’alcool qui rend gai puis progressivement insensible à la misère, et qui finit par tuer.

La dramaturge a capté la composante théâtrale du roman en resserrant l’action autour du couple Gervaise – Coupeau. Sa pièce est une véritable tragédie sociale construite selon les ressorts classiques du genre, avec une longue scène d’exposition, la rencontre de Gervaise, blanchisseuse énergique qui voudrait devenir patronne dans sa propre boutique et Coupeau, ouvrier zingueur courageux. Ils sont enthousiastes et aiment la fête. L’action se précipite quand l’ouvrier chute d’un toit. Le chômage aggrave son alcoolisme. L’épilogue montre son agonie et la déchéance de Gervaise qui cesse de lutter face à tant d’adversités conjuguées. Tout cela se déroule sous le regard de leur enfant, Nana, témoin impuissante de la descente aux enfers du couple.

Cette création se distingue, dans le paysage dramatique actuel, par sa langue et le jeu naturaliste des deux comédiens, Anne Barbot en personne et Benoit Dallongeville.

Dans la préface, Zola disait que c’était « le premier roman sur le peuple qui ne mente pas et qui a l’odeur du peuple ». Beaucoup d’intellectuels lui ont reproché à l’époque un certain « plaisir de puer ». La dramaturge a mis en avant cette langue des gens taiseux, pauvre en émotions, crue, tour à tour terrible et drôle, délicate parfois et dépourvue de toute métaphore ; Coupeau est illettré, une plaie dont il ne se remettra jamais. Les moments où les personnages expriment leurs rêves en sont d’autant plus forts : « Mon idéal, dit Gervaise, serait d’avoir toujours de quoi manger… un endroit convenable pour dormir… je voudrais aussi élever mon enfant, qu’il ait un beau métier… il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, vous voyez, c’est tout, moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.

Edouard Louis dans Qui a tué mon père racontait le corps meurtri de son père, blessé à l’usine. Chez Anne Barbot, la peine des hommes se lit dans les corps cassés, par la seule gestuelle des comédiens. On voit les mécanismes qui poussent Coupeau à frapper Gervaise, l’engrenage de la violence, les tremblements du délirium tremens, la démence qui fige et l’abrutissement d’un homme robuste qui se transforme en carcasse bonne pour l’asile. On se cogne, on s’assomme littéralement avec des bleus au corps, on casse tout. Montrer cette violence physique est rare au théâtre et réclame des comédiens une maîtrise remarquable.

Voici un spectacle sans filtre ou les spectateurs sont en prise directe avec l’anéantissement des ouvriers par des mécanismes sociaux qui les broient. On sent le linge sale, la vapeur de la blanchisserie dans un décor minimaliste. Un établi figure l’échoppe de Gervaise, une table est à la fois espace de fête, comptoir du bar l’Assommoir, cimetière de bouteilles couvert de détritus lorsqu’à la fin plus rien ne tient, que quelque chose s’est fracassé, « le grand ressort de la famille, la mécanique qui chez les gens heureux fait battre les cœurs ensemble ».

« Il faut que ça pète », écrivait Zola. Plutôt qu’à une révolte c’est à une lente implosion familiale qu’il nous convie. Anne Barbot y puise un questionnement intemporel sur la misère sociale. L’adaptation théâtrale de L’Assommoir en 1879 avait rencontré un succès considérable à Paris et en province, la pièce était restée à l’affiche une année entière. Souhaitons la même fortune à ce spectacle nécessaire.

Sylvie Boursier

Photo © Simon Gosselin

Le Baiser comme une première chute mise en scène d’Agathe Peyrard et Anne Barbot du 1 décembre au jeudi 16 décembre 2021 au théâtre Gérard Philippe de Saint Denis. Du 22 au 26 mars 2022 au Théâtre Romain Rolland, Villejuif, du 31 mars au 2 avril 2022 à Fontenay-sous-Bois, du 7 au 9 mai 2022 au Centre dramatique national de Thionville.
L’Assommoir d’Emile Zola, Le livre de poche.