Illustration © Gina Cubeles 2023

Autobiographie d’un poulpe
de Vinciane Despret

Il est hasardeux de donner un genre à cet ouvrage : fidèle à son sujet jusque dans la forme, il se soucie peu des catalogues. Le sujet en question serait celui d’interaction humano-animales (mais pas que) qui tiendraient compte des modes d’expression animaux. Il est question, plus précisément, de Thérolinguistique, étude des productions écrites des animaux, (puis des plantes), et de théroarchitecture comme langage (les sciences cosmophoniques et paralinguistiques apparaîtront ensuite).

Le livre est un développement ou une libre variation sur une nouvelle d’Ursula Le Guin parue en 1974, « L’auteur des graines d’acacia et autres extraits du journal de l’association de thérolinguistique », où les chercheurs en question s’interrogent sur le sens du message en phéromones laissé par une fourmi sur des graines d’acacia, et où ils supposent que les sciences allant au train où elles vont, un jour des phytolinguistes se gausseront de leur aveuglement, et la nouvelle évoque sans les nommer des litholinguistes. Sur cette base, une nouvelle de science-fiction présentée comme un document scientifique, (la fourmi, je mange le morceau, a selon les recherches ultérieures écrit un violent pamphlet politique), Vinciane Despret, empruntant à la fiction, mélangeant des sources littéraires et scientifiques, développe une sorte d’essai sur ces questions qui concernent le vivant et l’inanimé : l’art est-il seulement une communication ou une forme de langage dégagé de toute nécessité extérieure ? Existe-t-il (la réponse est oui) des formes d’art propres à toutes les formes de langages et qui se traduiraient par des vibrations, des couleurs, des émissions chimiques, par toute la gamme encore inexplorée des moyens qu’ont certains vivants, et certains non vivants, comme on le découvrira, de s’exprimer, de partager des informations, de dialoguer, d’envoyer des prières, des menaces ou des suppliques ?

Ce livre étonnant autant que passionnant est divisé en trois parties dont chacune emprunte chaque fois une forme différente. La première, L’enquête des acouphènes ou les chanteuses silencieuses, se présente comme une investigation sur les araignées et leur sensibilité extrême aux vibrations, et même aux vibrations que l’oreille humaine ne perçoit pas, par le biais des acouphènes d’un chercheur qui teste sur leurs toiles l’usage d’un diapason, et qui finit par comprendre, via les étranges réactions de son oreille et les pensées qui lui viennent, que les araignées lui répondent. Chacune est en outre dotée d’une individualité propre, et il se plonge dans la communication avec ces passionnants arachnides, éveillant l’inquiétude de sa femme. Les pièces d’archives de l’enquête comprennent donc l’échange de courriers entre l’épouse et un psychiatre collègue du chercheur, mais aussi les recherches d’une docteure en biotrémologie qui constate que ce phénomène d’acouphènes chez les chercheurs qui font usage des diapasons avec les araignées n’est pas un cas isolé, bien au contraire. S’ensuivra une étude comparée des acouphènes de personnes souffrant de troubles auditifs et de chercheurs à diapasons, pour conclure à leur complète différence. La conclusion de ce premier chapitre arrive sous forme d’hypothèse : « D’après ce même sujet, se serait créée une véritable « phonosphère » saturée de vibrations dans la partie supérieure de l’atmosphère, « un réseau invisible d’ondes qui enveloppe la planète », et qui se réverbérerait à la surface de la terre. De ce fait les araignées, si sensibles aux vibrations transportées par l’air, par les arbres et les plantes, par la terre et ses rochers, se retrouvent dans ce qui serait l’équivalent dans le système des sons d’une cacophonie permanente. » Ce qui les oblige, concluera le chercheur, à hurler muettement aux oreilles des porteurs de diapasons pour s’en faire entendre.

Le deuxième chapitre, La cosmologie fécale chez le wombat commun (vombatus ursinus) et le wombat à nez poilu (lasiorhinus latifrons), se présente sous la forme d’un discours qui est plutôt une conférence, entrecoupée de Notes de l’autrice, sur la faculté des wombats à édifier des murs dont on recherche la signification au moyen de fèces carrées. S’ensuit tout un développement sur ce qui concerne les déjections chez divers animaux, partant du fait que les marquages de territoires sont loin d’être l’unique préoccupation, ou même une préoccupation importante, chez les animaux. Bien au contraire, ces murs de fèces auraient une signification plutôt hospitalière, comme en témoigne (c’est un fait que j’ai vérifié, car on passe son temps à lire ce livre en allant perpétuellement se renseigner sur tout ce dont il est question) la propension des wombats à héberger libéralement dans leurs terriers – et à sauver ainsi – une foule d’animaux lors des incendies. Comment on passe de l’hospitalité au mysticisme fécal, je ne saurais le dire, la transition est fluide et Vinciane Despret en profite pour nous rappeler que certains rites, certaines cérémonies animales posent la question de la transcendance chez les animaux. En allant toujours plus loin, elle revient espièglement aux murs fécaux des wombats qui « constitueraient des adresses à des entités dont les wombats auraient deviné, senti, perçu, imaginé, convoqué l’existence – divinités ou ancêtres ou, peut-être même, divinités et ancêtres qui auraient eux-mêmes laissé des traces, encore présentes et actives, de leurs propres pulsions créatrices. »

Nous en arrivons enfin au troisième chapitre, le plus long et le plus lyrique, Autobiographie d’un poulpe ou la communauté des Ulysses. Il commence par la longue introduction d’une chargée de recherche sur des fragments de textes d’une écriture inconnue écrits à l’encre de poulpe sur des débris de poterie et découverts par des pêcheurs dans la baie de Cassis. C’est celui où nous allons toucher à de véritables et profondes interactions entre des espèces différentes, et où plus encore que dans le chapitre des araignées la perturbation du monde, de tous les mondes entretissés va être le plus abordée, avec une fin délibérément optimiste. Mais il s’agit d’abord de disparition, et comme le dit Ulysse, nom générique des enfants symbiotes des poulpes dans cette superbe nouvelle, il existe « une force qui fait que les choses du monde « conviennent » les unes aux autres – et cela peut être tant des alliances, des sympathies que des frictions et des conflits. Cette force n’est ni bonne ni mauvaise, elle est, quand elle peut être, mais il est bon qu’elle soit. C’est elle qui fait que les choses « tiennent » ensemble et les unes aux autres, maillon par maillon, c’est elle qui fait également qu’un milieu persévère, que l’eau monte dans les arbres et que les champignons conspirent entre eux, c’est ce qui fait que la vie de chacun est tenue par la vie des autres. ». Dans ce chapitre, il est question d’une orchidée dont l’abeille-modèle a disparu, sa forme n’existe plus au monde que par la fleur, il est question de la façon dont les monarques transportent l’âme des morts humains, des vestiges que laissent chez les vivants les éteints, et de la dégradation des âmes qui emmagasinent de la colère et du chagrin. Il est question des couleurs du rêve des poulpes, (le livre contient dans ses notes nombre de liens passionnants, la vidéo d’un poulpe rêvant en est un), et nous lisons le poème prophétique qu’un poulpe adresse à celui qu’il sera quand il ne sera plus. Sous la forme d’un échange de lettres entre deux amies, on suit le parcours initiatique de la chercheuse partie à le recherche des symenfants, les enfants symbiotes des poulpes, et qui s’ouvre à cette expérience de vie : « apprends à la goûter avec ta peau, avec tes muscles, avec tes yeux, avec ta bouche, apprends le sel, l’écume et les plantes marines, et les courants chauds et froids, apprends l’eau de la nuit et celle d’après les tempêtes, apprends le goût des corps qui y vivent et ceux qui s’y décomposent et qui nourrissent d’autres êtres, apprends… »

Nous n’aurons jamais fini d’apprendre, nous ne faisons que commencer.

Lonnie

Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Vinciane Despret, Mondes sauvages, Actes Sud, 2021

Photo © Gina Cubeles 2022