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À la folie d’Audrey Estrougo ?

Manu, jeune femme qui vit en ville, revient dans sa famille pour l’anniversaire de sa mère. Le film s’ouvre sur des scènes d’enfance où deux sœurs, l’une blonde et l’autre brune, très fusionnelles, jouent ensemble à divers âges. En faisant le trajet en voiture, elle se remémore le passé le plus lointain, comme si elle cherchait à exhumer une époque heureuse, car il est patent qu’elle y va, sinon à reculons, du moins avec angoisse.

Ce huis clos familial est tourné dans un format panoramique mais le plus souvent au ras de ses personnages, si bien qu’au plus étouffant il conserve de notables lignes de fuite. Il alterne les scènes qu’on pourrait dire actives, d’interaction, et les scènes contemplatives, qui nous permettent, en tout cas pour les deux sœurs, de ressentir leur intériorité.

Dès le début le décor est posé : de grands champs semés de pylônes et parcourus de lignes à haute tension. Et au bout du monde, la grande maison familiale, très belle, où vivent ensemble Nathalie, la grande sœur, et la mère. La façon de filmer nous fait entrer en empathie extrême avec Manu. Nous ne saurons pas tout de l’histoire familiale, qui ne sera livrée, par bribes et fragments, qu’au fil de la narration. Mais très vite nous en saurons assez : par la tension entre les deux sœurs, la mère et chacune de ses filles, par les objets brisés et les médicaments que Manu cherche en allant boire un verre d’eau de nuit, par le comportement survolté et erratique de Nath. Les crises arrivent avant que soit prononcé, vers le milieu du film, ce mot plus redouté que Voldemor : schizophrénie. Mais déjà nous avons exploré quelques-unes des configurations que peut prendre, dans une cellule familiale, la maladie psychique qui touche l’un de ses membres. Le père a plié les gaules, semble-t-il, dès que les choses sont devenues sérieuses. La petite sœur, après avoir enduré ce qu’on peut deviner et qui ne sera pas détaillé (on sait seulement qu’elle ne voulait plus parler à sa grande sœur), après avoir aussi, comme on l’apprend, pris en charge à un âge un peu trop tendre des violences, des délires et des internements, a pris son vol. La mère est restée, dans un déni entêté, « Arrête de voir ta sœur plus malade qu’elle est », « Je veux juste que t’arrêtes de tout dramatiser », subissant cependant les crises épisodiques de sa fille aînée, sans plus communiquer à ce sujet avec Manu. On saura bientôt qu’elle est contre tout suivi psychiatrique, fermement opposée à ce qu’elle appelle la « camisole chimique » et « l’asile ». Comment ne pas la comprendre, dans une société aussi violemment validiste que la nôtre, qui considère les maladies psychiques comme de véritables tares ? Une des vertus du film est d’ailleurs de nous montrer une Nathalie en proie à sa folie, mais qu’on ne saurait réduire à sa folie. Comment ne pas comprendre aussi Manu, la petite sœur sacrifiée sur l’autel du déni envers et contre tout ? La sororité magnifique et féroce qui est l’un des sujets centraux du film – et pas besoin de la maladie psychique d’une sœur pour développer dans une sororie ces mélanges explosifs d’amour fusionnel, de rivalité, de haine débridée — n’est pas du tout à sens unique. Là où la mère se couche devant sa fille, la sœur dit crûment les choses et ne craint pas d’affronter sa sœur, et on verra que c’est de cette solide sincérité qu’au bout du compte, Nath a besoin, pas qu’on la laisse en roue libre pour éviter des crises de violence qui de toute façon se produiront.

Le film est riche en scènes édifiantes pour tout ce qui concerne le fameux « on fait comme si tout était normal, c’est ça l’idée ? » vertement posé par Manu le jour de l’anniversaire. Entêtée, et puisqu’elle est venue, elle ne cesse tout au long du film de régler les comptes et mettre les pieds dans le plat avec une belle verve. Celui qui en prend la plus dans les gencives est le père, abandon oblige, (« Tu t’es réveillé ce matin t’avais décidé d’être père ? ») mais la mère n’est pas épargnée. En même temps, Manu est la seule qui veuille vraiment sauver Nath, et non seulement la protéger et la neutraliser autant que possible, au risque que ses troubles non reconnus et non traités ni accompagnés aillent en empirant. Les flics du coin, la connaissant, se débrouillent pour lui épargner l’internement auquel tout autre aurait droit après, par exemple, une tentative d’incendie. On se doute que ça ne durera pas une éternité. À un seul moment la mère, épuisée, s’effondre, en larmes, « Ça va mal se terminer tout ça… » mais cela ne dure que le temps d’un soupir. Le père, de son côté, estime au sujet du traitement non suivi que « chacun vit comme il a envie de vivre », ainsi qu’il l’applique tous les jours de sa vie.

Mais Nath souffre de ne pas avoir d’histoires d’amour, elle souffre de l’éloignement de sa sœur, elle souffre que celle-ci l’ait sortie de sa vie. Ses réactions, pour cataclysmiques qu’elles soient, ne sont pas irrationnelles, elles sont juste totalement disproportionnées. Elle peut être une invraisemblable garce, mais elle a conscience des ravages qu’elle fait, conscience de son impact dans la vie de sa petite sœur. Elle la couve des yeux avec une attention passionnée, « t’as grossi », « t’as un nouveau tatouage ? », renvoyant de nouveau la mère à cette forme de cécité qui consiste à prendre les enfants comme ils sont sans se soucier de les comprendre ni de vraiment les regarder assez pour remarquer qu’ils changent. Comme la mère ne peut pas parler frontalement à Nath car elle a peur de ses réactions, elle ne cesse de charger Manu, tout en lui opposant des fins de non-retour en chapelet « Je refuse que cette conversation aille plus loin ». Sauf que Nath a une trentaine d’années, Manu vingt-cinq, et qu’il n’est pas approprié de les traiter l’une et l’autre comme des gamines.

D’affrontements homicides en scènes de fusion, au bout du compte, la seule chose dans ce film qui ne soit pas détruite, c’est l’amour entre les deux sœurs. Trois hommes passent dans le décor, l’amoureux de Nathalie, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est totalement inconscient de ce qui se trame et se fait vite déborder, joué avec beaucoup de fraîcheur par Théo Christine, le père, impeccablement interprété par François Creton, et l’amoureux malheureux de Manu, qui est aussi un soutien sans faille de cette famille à la dérive, le seul homme solide et fiable de cette fiction, joué avec beaucoup de sensibilité par Benjamin Siksou. Le trio de femmes est éblouissant. Virginie Van Robby joue une Manu écorchée vive et frontale, les pieds sur terre et parfois à la limite de la psychorigidité, consciente de la rancune harcelante qu’elle nourrit contre sa sœur, mais surtout contre ses parents, pleine d’amour entêté et de courage, elle joue à corps perdu, avec une grande expressivité. Anne Coesens interprète magistralement la mère arquée sur son calme olympien et la sagesse qu’elle voudrait incarner, et rarement visage aura arboré un tel fatalisme souriant. Lucy Debay enfin incarne Nath, épousant avec virtuosité les changements d’humeur fulgurants de son personnage, son tragique isolement, sa gaîté parfois grinçante, ses enthousiasmes enfantins, mais faisant ressentir aussi sa conscience et ses doubles-fonds, ses regrets, son impuissance et son attention fiévreuse à sa sœur honnie et adorée.

Pour finir, la musique remarquable de sobriété et d’à-propos qui accompagne le film et souligne l’intensité de certaines scènes est de James Edjouma.

Lonnie

À la folie, film français d’Audrey Estrougo, 2020