Avez-vous vu Corpo Celeste
d’Alice Rohrwacher ?

Ce film émouvant suit une adolescente de treize ans, Marta, qui vient juste d’arriver de Suisse, où elle a émigré avec sa mère à l’âge de trois ans, en Calabre. Des raisons de ce retour on ignorera tout. Parachutée d’une société à l’autre tout comme elle se trouve à la lisière entre l’enfance et l’adolescence, n’ayant pas les codes et les âges précédents ne lui servant à rien, la petite Marta qui n’est plus si petite va de désillusions en révoltes discrètes. Elle est absolument seule, malgré l’amour sincère et complice d’une mère puérile et la régence sur cette petite famille abandonnée des hommes d’une grande sœur sans pitié mais non sans loyauté. Dans cette région d’Italie, l’Église gouverne toutes les dimensions de la société. Voilà Marta au catéchisme à préparer sa confirmation, et on comprend bien qu’elle a suivi des cours en Suisse, mais pas de cet ordre. Ici, le catéchisme ressemble à une émission de télé-réalité, tapageuse et putassière. Il s’agit d’intéresser la jeunesse à la religion et tout ce qu’elle suppose de soumission et d’allégeances, mais les serviteurs profanes ou religieux de la foi le déplorent : la jeunesse hélas n’aura rien de plus pressé, ces formalités étant accomplies, que de déserter l’église. N’y viennent en effet, comme le fait remarquer le curé, que les enfants et les vieillards. Marta ne se pose pas tant de questions, elle est là pour se socialiser, mais il semble que cette blondinette effacée et attentive polarise la méfiance et la surveillance particulière des adultes autour d’elle, quoiqu’elle ne soit ni comme telle gamine en cuir poussée comme un bambou, ventousée à son téléphone portable et ne cachant rien de son ennui, ni poussée par l’esprit de provocation. Non, elle veut juste savoir, comprendre, elle veut avoir tous les éléments.

Elle veut savoir, par exemple, ce que signifient ces mots qu’on refuse de lui traduire : Eloï, lamma sabachtani. Et elle finira par avoir le fin mot de l’histoire, lors d’une équipée à la recherche d’un Christ en croix pour la confirmation, où l’évêque ne saurait officier sans une représentation correcte du Sauveur. Cette expédition, elle la fait bien malgré elle avec le curé de sa paroisse, qui ne rêve que de fuir ce trou sans espoir et les grenouilles de bénitier qui lui suppléent, le jour même de la cérémonie. Il la ramasse sur le bord de l’autoroute après un évènement dont il ignore tout, et ne peut faire autrement que s’en encombrer, puisqu’il en a la responsabilité.

Cette journée de confirmation en sera une en effet, mais pas de la façon attendue. Et la petite Marta qui n’est plus si petite, dans sa « robe de mariée » qui est tout ce qu’elle a à mettre pour se présenter devant le Christ, prendra la tangente, peut-être le premier pas de côté d’une vie pleine de miracles qui ne devront rien à l’église.

On retiendra de ce film des images baroques, une vierge protégée de la pluie par une bâche pendant une procession, des micros qui ne marchent pas, des petites vierges peinturlurées se tortillant comme des coco-girls en attendant la cérémonie, l’évêque et son acolyte faisant la gueule dans un réduit et refusant d’en sortir tant que la croix n’est pas là, un chœur de vieilles assises en rond sur leurs tabourets dans une arrière-cour et qui chantent comme si elles étaient sous le soleil des moissons, une ville en friche et des friches mal urbanisées donnant asile à une société d’un autre âge, la simplicité avec laquelle s’exerce le droit de vote à l’ombre des églises, le Christ en croix appareillant, un vieux prêtre tabagique qui garde comme un molosse la croix et la colère du Christ dans un village désert. C’est de lui que Marta recevra enfin une parole qui ne soit pas d’ignorance et d’hypocrisie, une parole furieuse et directe.

Les scènes chroniquent avec délicatesse et détachement la vie de Marta, entre une mère prolétaire pleine de tendresse et d’espièglerie mais qui ne veut pas être embêtée, une grande sœur jalouse, rude et autoritaire qui détient le pouvoir dans le trio et les autres adultes, grotesques ou désolants, effrayants ou providentiels. L’eau est partout, il pleut souvent, l’autoroute enjambe des courants miroitants chargés de déchets, la lumière du film est grise et belle, évoquant tout ce qui peut se refléter dans un terrain vague inondé, une flaque. Et la dernière scène nous ramène à une tranche d’enfance qui pourrait ressembler à un projet de vie, une échappée belle. On est attendri, et parfois on est au bord d’éclater de rire, comme Marta à qui ça ne réussit pas dans un premier temps, mais qui d’une certaine façon trouve une ébauche de voie. La jeune Yle Vianello joue avec retenue et sensibilité, de façon très juste, Salvatore Cantalupo interprète admirablement un curé coincé dans un trou où agonisent ses ambitions, régnant sur un troupeau dévoué et étouffant de fidèles matrones plus prosélytes que lui. Son visage accablé du début à la fin du film finit par en constituer un des ressorts comiques. Et Pasqualina Scuncia (Santa) livre un personnage de grenouille de bénitier convaincant, touchant à force de ferveur calamiteuse. Les uns sont condamnés aux autres, les naïfs piliers féminins de l’église apparaissent perpétuellement humiliés par ces dignitaires de la foi qui ne rêvent que de les abandonner ou les méprisent comme une main-d’œuvre servile qui doit rester à sa place, tout en les exploitant sans vergogne. Émerge du lot la figure fugitive de don Lorenzo, joué par Renato Carpentieri, le vieux prêtre qui veille sur son village désert et est le premier adulte à parler à Marta comme à une personne, à répondre à ses questions, à lui faire voir un Christ en colère qui doute, qui est pris pour un fou par ses contemporains, qui est trahi. Ce vieil homme brut, contrefait, qui ne cesse de tirer sur sa cigarette et ne prend pas de gants est le seul, un très court moment, à lui répondre aussi simplement qu’elle interroge, à faire confiance à son intelligence, à passer outre leur différence d’âge et les hiérarchies qui en découlent. Plutôt que des jeux, du théâtre et des devinettes, il lui donne à lire l’évangile dans le texte. On ne sait si cette rencontre pourra quelque chose pour la foi en Dieu de Marta, mais il se pourrait qu’elle lui rende foi en l’humanité.

Lonnie

Corpo Celeste, film italo-suisse de Alice Rohrwacher, 2011