Avez-vous vu Houria
de Mounia Meddour ?

La première chose qu’on voit au début du film, dans une ambiance crépusculaire, sur une terrasse, c’est le corps en mouvement de Houria. Elle s’exerce à la danse, chaussons de bois aux pieds, à la fois tendue à l’extrême et donnant une impression de puissance et de liberté. Ses pieds enveloppés de sparadraps, comme chez toutes les danseuses classiques, saignent. Cette focale va progressivement s’élargir tout en restant assez serrée, sur les autres danseuses de son école, dirigée par sa mère. On découvre rapidement son monde, son amie symbiotique Sonia, la danse comme style de vie, mais aussi les camarades hitistes qui dehors compensent le désœuvrement du chômage par la dérision et l’humour. Houria et Sonia rêvent de danse, dansent, sont danse, elles ont toutes deux un diplôme de professeure de sport, mais c’est en faisant des ménages qu’elles gagnent leur vie. Dans cette ambiance de délabrement social où les rêves voués à pourrir sont les ailes du quotidien, la jeune femme s’aventure à participer à des paris clandestins sur des combats de béliers pour payer une voiture à sa mère – on saura plus tard pourquoi ce souhait lui est si cher. Son chemin croise alors la route du dangereux Ali, petit délinquant mais aussi ancien terroriste repenti qui a bénéficié d’une amnistie mais n’en demeure pas moins une brute sanguinaire.

À ce stade du film, la focale s’élargit encore sur les vestiges du passé récent, qui de fait interdisent tout nouveau départ par l’énormité de la chape de plomb qui recouvre des atrocités récentes. Le problème posé est du reste celui de toutes les sociétés entraînées dans une spirale d’horrible violence où une partie de la population a fait subir à l’autre des atrocités sans limite. Quand cette partie de bourreaux représente une part trop importante, il devient impossible, de fait, d’envisager les choses sous l’angle de la sanction, sauf à pérenniser un état de guerre civile. La reconstruction nécessite de passer l’éponge. Mais ça veut dire aussi que les tueurs sont là, qu’ils côtoient leurs victimes, dans une impunité de cauchemar. Et passer l’éponge finit par vouloir dire : faire comme s’il ne s’était rien passé. Faire comme si les massacres et les attentats de la décennie noire n’avaient jamais existé. On n’en parle plus. On recommence à zéro, on efface l’ardoise, et ça repart.

Mais ça ne repart pas. La crise achève de désespérer la jeunesse algérienne. Le BCG (Barbe, Claquettes, Gandoura) a tristement vacciné un pays en demi-teinte où le fatalisme et l’humour badigeonnent un état des lieux catastrophique. Que deviennent les plaies non pansées, juste recouvertes ?

Sonia a beaucoup d’humour, Houria pas tellement. Mais toutes deux font preuve de ténacité et nourrissent l’espoir au sein même du désespoir. Sonia veut partir et elle tente tout pour le faire. Elle finira par brûler la mer. Houria, physiquement démolie par Ali, n’abandonne pourtant pas la danse, si elle doit renoncer à être une ballerine classique. Mais les obstacles sont énormes : son corps brisé d’abord, qui a perdu la capacité de parler, bien que ses facultés mentales soient intactes. Elle va en outre se rendre compte que le type qui l’a agressée est réellement intouchable, puisque malgré sa plainte et le soutien sans faille de sa mère, émouvante Rachida Brakni toujours à fleur de peau, la brute non seulement va rester libre, mais constituer pour elle une menace persistante.

La chaleureuse solidarité sororale qu’elle connaissait dans le petit corps de ballet dirigé par sa mère, Houria va la retrouver progressivement dans un groupe de femmes qu’elle rencontre à la piscine, lors de sa rééducation, et auquel elle se mêle peu à peu. Ces femmes handicapées à un degré ou l’autre, comme elle l’est devenue, vont lui ouvrir les portes de sa deuxième vie. L’une a perdu ses enfants lors des attentats et les cherche partout. Deux sœurs autistes ont été séquestrées dans le maquis par les terroristes. Une autre, muette de 23 ans, a été répudiée par son mari parce qu’elle était stérile. Une autre encore est une hyperactive de dix huit ans au parcours chaotique : pouponnière, foyers, etc. En fait, toutes ne sont pas sourdes et certaines, dont le mutisme est plutôt traumatique, parlent parfois. L’éducatrice qui les accompagne leur est si attachée qu’elle semble faire partie de l’équipe. C’est un groupe joyeux, très solidaire, plein d’affection et d’attentions réciproques. Le film ne cesse pas d’être noir pour autant, et il semble qu’inlassablement les coups durs et les violents traumatismes fassent la course avec l’inaltérable rage de vivre.

Houria veut dire liberté en arabe. Chaque fois que s’ajoute un coup aux autres coups, les ailes poussent à l’âme des femmes que la vie ne cesse de fouler aux pieds. Et c’est cette impétueuse résistance, cette pugnacité, cette joie à être dont nulle avanie ne vient à bout, qu’on retient au bout du compte de ce film très sombre mais rayonnant. Les actrices font superbement vivre leurs personnages : Rachida Brakni, le pilier que j’ai déjà évoqué, Lyna Khoudri dont on peut dire qu’elle se donne corps et âme à son rôle tant elle use de son corps éloquent, convulsif, éperdu, si bien qu’il semble une extension expressive de son visage si mobile et transparent, Hilda Amira Daouda « comédiante » et tragique, cachant sa détresse sous son abattage, et enfin la lumineuse Nadia Kaci dans le rôle d’Halima, la mère orpheline de ses enfants. Le film commence par Houria s’exerçant seule et finit par elle dansant au cœur d’un ballet d’hommage, sur la même terrasse, en une boucle poignante.

Lonnie

Houria, film franco-belgo-algérien de Mounia Meddour, 2022