Avez-vous vu Numéro 387
de Madeleine Leroyer ?

On y voit un bateau bleu peinture et rouge rouille, renfloué par les autorités italiennes un an après son naufrage à 70 miles des côtes libyennes, le 18 avril 2015. Il est question d’identifier les morts. L’épave arrive à Mellili. Nul ne sait combien de personnes transportait ce bateau, il a entraîné par le fond quelque huit cents personnes, un naufrage d’une gravité sans équivalent depuis la dernière guerre mondiale. Le film, afin de rappeler à notre souvenir ces morts anonymes tombés au champ d’honneur de l’inégalité structurelle du monde, s’attache à tenter de leur donner une histoire et un nom, et, comme le dit l’une des protagonistes de cette étrange enquête, la dignité qu’on doit aux morts. Le bateau sur cales réapparaît sous divers angles tout au long du film, bateau fantôme aux couleurs éclatantes, pièce d’un musée grand guignol du temps présent. Au fil de la narration on rencontrera une anthropologue médico-légale, Cristina Cattaneo, qui officie sur place telle une fourmi avec son équipe pour analyser et classer les restes tirés du bateau en un inventaire à la Prévert contaminé par Edgar Allan Poe -528 corps plus ou moins entiers, et les bribes et morceaux de tant d’autres avec leurs affaires, un sweat à capuche de couleur claire taille S, 36, une phalange, un métacarpe, une sacoche, une vertèbre cervicale, une lettre d’amour adressée à une certaine Oluiti. C’est un étrange travail archéologique que celui qui consiste à exhumer et étudier, si peu de temps après la catastrophe, les restes d’un charnier aquatique de la guerre économique. Nous rencontrons ensuite à Syracuse, toujours en Sicile, Giorgia Mirto, une chercheuse dont le travail non moins titanesque et méthodique consiste à recenser les migrants enterrés en Italie. Giorgia écume les cimetières. On découvrira que certaines tombes, au hasard des allées, ne portent que des numéros, 394, 436, 320, 287, tandis que d’autres mentionnent la qualité de migrant et la date du naufrage. Les cimetières italiens regorgent de ces morts anonymes que la Méditerranée rejette sur les côtes. Et elle est belle, la Méditerranée, dans ce documentaire funèbre qui peu à peu remplit non seulement d’horreur mais d’un véritable malaise. Sous une pluie scintillante elle déploie ses nuances pastel de bleu, de vert et de violet.

Voilà José Pablo Baraybar, de la Croix Rouge. Lui piste plutôt les survivants, seuls en mesure de donner davantage de renseignements sur les morts, le nombre de personnes qui se trouvaient sur le bateau, leur origine.
Assez vite nous allons suivre la piste du 387, retrouvé dans la cale. L’ensemble des portefeuilles, cartes SIM, photographies, lettres, permis de conduire, sacoches, vêtements, couvertures, toutes ces petites et grandes pièces finissent par constituer, comme le dit la légiste, « une photographie intacte et pure de leurs espoirs ». Nous passons de Syracuse à Palerme, de Palerme à Athènes, où on laisse tomber les papiers trop rares et souvent faux (guère plus d’un mort sur dix) pour « démarrer le projet en partant des corps ». S’adjoint alors à l’enquête un réfugié érythréen, Abraham Tesfai, qui s’attelle à retrouver les survivants érythréens et somaliens du naufrage, peu nombreux.

Entre les vestiges des morts, le bateau pareil à un sinistre totem, la mer toujours recommencée et l’activité fébrile de tous ces bons Samaritains pour donner un nom et une sépulture à des personnes dont on finit par se dire qu’ils ne se seraient peut-être pas battus pour elles vivantes, on finit par passer du malaise à une colère sourde. Car entre Abraham Tesfai qui au cours d’une conversation détendue avec José glisse avec légèreté qu’il a été le seul de son groupe de 150 personnes à s’enfuir de la prison souterraine où il était enfermé en Lybie, Taniku Ftui, un survivant enfin retrouvé qui n’a pas envie de se souvenir de tout ça mais raconte, la gorge nouée, les autres accrochés à lui lors du naufrage et dont il a dû se dégager pour survivre, 387 qui se réduit aujourd’hui à une côte droite, un carpe et une phalange, ces 325 crânes non rattachés à des corps dont la légiste se demande s’il faut les ajouter ou les associer aux autres restes, et l’ombre gigantesque de ces plus de mille passagers dont seuls 25 ont survécu, il faut être mal voyant sans doute pour ne pas se rendre compte que ce documentaire accorde beaucoup plus de place et d’importance aux vaillants exégètes de ces vestiges humains tragiques qu’aux humains qu’ils furent et continuent d’être, eux qui n’en finissent pas de partir et de mourir. Notre monde est ainsi fait qu’il rend hommage de la main gauche aux victimes de sa main droite. Mais comme le souligne aussi le documentaire sur sa fin, qui se termine de façon vaguement obscène par la lettre d’amour tendre et ardente à Oluiti, jamais envoyée, jamais reçue, depuis 2015 l’Europe a passé des accords avec la Lybie pour qu’elle confine les migrants, et depuis 2017, si les passages de la Lybie à l’Italie ont chuté de 80 %, la mortalité, elle, a quintuplé. Depuis le naufrage du grand bateau bleu et rouge entre Lybie et Sicile, 18 000 personnes sont mortes en essayant de gagner l’Europe. Nous savons tout faire, tuer, compter, analyser, retrouver, aller prélever de l’ADN dans les joues de vieillards accablés qui ne demandaient rien à la frontière entre le Mali et la Mauritanie, dépenser des millions pour faire les inventaires de nos crimes. Oui, nous savons tout faire. Quatre ans après le naufrage, seules deux victimes avaient été formellement identifiées.

Lonnie

Numéro 387, disparu en Méditerranée, film documentaire de Madeleine Leroyer, 2019