Berlin, dernière
Réédition du roman
de Kits Hilaire

Il y a trente ans tombait le mur de Berlin. L’occasion de reparler de Berlin, dernière, roman-culte de Kits Hilaire, paru en 1990 chez Flammarion et récemment réédité.

« Kits Hilaire est une écrivaine européenne à vocation transversale. Ce n’est pas une auteure confortable. Son tempérament la conduirait plutôt à gratter les plaies en voie de cicatrisation, pour qu’on ne les oublie pas. » Ainsi Pierre Maury commentait-il dans le journal belge Le Soir son deuxième roman La Pitié (Flammarion, 1992), qui raconte la plongée aux enfers d’une jeune femme aux prises avec un homme pervers, qu’elle prend pour Dieu. Le diagnostic visait juste.

Depuis, Kits Hilaire a peu publié (cinq romans), constituant une œuvre romanesque fulgurante, âpre et sauvage, résolument hors des sentiers battus, étrangement absente des collections de poche françaises, où paraissent tant de livres médiocres. Après la littérature à l’estomac, la littérature à l’uppercut : une formule que ne démentiront ni Rosa colère (Calmann-Lévy, 1995), ni Vise directement la tête (J.-J. Pauvert, 2000).

Mais revenons trois ans en arrière… Nous sommes en 1989. Le mur de Berlin vient de tomber. Les médias du monde entier s’emparent de cet événement majeur, l’un des plus commentés de l’histoire de l’Humanité. Parmi les fictions parues sur le sujet, ce qu’on appellera le Wenderoman, le premier, et sans doute le plus (d)étonnant, sera publié chez Flammarion par la prêtresse de l’édition française Françoise Verny. Son titre ? Berlin dernière.

L’auteure, Kits Hilaire, vit à Berlin depuis plusieurs années. Elle chante dans un groupe punk, elle a les cheveux rouges et virevolte sa vie au cœur du quartier alternatif de Kreuzberg. Contrairement aux autres ouvrages publiés sur le sujet (fiction et documents confondus), Berlin dernière est le seul à prendre le contrepied de la doxa : effondrement du communisme, chute des dictatures du bloc de l’Est, fin de la guerre Froide, réunification des deux Allemagne ; le tout anticipant la folie capitaliste et son désastre écologique consubstantiel, dont on mesure avec effroi les ravages aujourd’hui, à Rouen et ailleurs. Les protagonistes du roman vivent mal la chute, qui leur fait craindre la disparition du quartier alternatif où ils sont installés. C’est ce que raconte le roman de Kits Hilaire. C’est ce qui fait sa force, et fera son succès.

Propulsé en tête des ventes grâce à un passage dans l’émission de Bernard Rapp,  Caractères (40.000 exemplaires), le roman connaît une carrière fulgurante. Kits Hilaire, qui a la bougeotte, quitte Berlin pour Paris, où Berlin dernière est adapté au théâtre. Puis Séville et l’Andalousie, où elle réalise le long-métrage Saca la plata. Elle participera à l’écriture du scénario du film de Tony Gatlif Gadjo dilo. Plus tard, elle s’installera à Barcelone, où elle vit toujours, après un crochet par les Caraïbes, les Canaries et la Chine.

De ses dix dernières années passées à Barcelone, la capitale de cette Catalogne à qui les mauvais esprits postfranquistes voudraient dénier ses aspirations républicaines, elle a tiré Ivan, allégresse et liberté (Après la Lune, 2017), un roman magnifique au titre étrange, quasi-incantatoire, où se retrouveront aussi bien les vieux militants anarchistes rescapés de la République mise à mort par Franco que les jeunes Catalans libertaires assoiffés de liberté, hors la Monarchie corrompue espagnole, et Mon grand-père et moi à Barcelone (Après la Lune 2018), considéré par La Vanguardia comme « une déclaration d’amour pour les quartiers du Raval et la Barceloneta, un texte plein de tendresse qui n’hésite pas à devenir dur lorsqu’il évoque la disparition du Barrio Chino ».

Trente ans après Berlin dernière, une génération est née, qui n’a pas connu le mur. Mais d’autres murs se sont levés un peu partout dans le monde. L’avenir est sinistre : la planète fond, la Méditerranée est devenue un cimetière, Israël érige un nouvel apartheid et assassine Gaza, la Syrie est vitrifiée par un psychopathe armé par Poutine, les Chinois rachètent l’Afrique, les démocraties européennes cèdent, doucement mais sûrement, aux sirènes du racisme et du nationalisme. Bref, tout est en place pour que naissent de nouvelles catastrophes, à commencer par la France où, depuis un an, la police du régime Macron tape sur les militants écologistes, éborgne, estropie, mutile les Gilets jaunes, après avoir fait de même avec les zadistes et leurs soutiens, rangeant aux oubliettes l’une des plus essentielles des libertés publiques : celle de manifester. Et Berlin dernière, roman-culte régulièrement cité dans les articles d’anthropologie urbaine, qui prévenait du risque de résurgence du nazisme dans une Allemagne réunifiée, n’a pas pris une ride. Il est toujours d’actualité.

Jean-Jacques Reboux

Berlin dernière de Kits Hilaire, Après la Lune 2019

Dessins Autour du texte de Kits Hilaire, Berlin dernière – 1990 © Emmanuel Mottu