Clouer l’ouest de
Séverine Chevalier

Ça pourrait ressembler à un mode d’emploi : pour faire un polar, il faut un crime, une enquête, une possible résolution. Une fois posé ce simple préalable, on peut faire ce qu’on veut. On peut s’intéresser tout particulièrement au matériau dans lequel on va la façonner, cette histoire. Des mots, mais pas seulement. Des champs sémantiques dans lesquels se balader comme sur un plateau aux paysages hermétiques. Il est difficile de faire le point, si bien qu’on navigue entre les ambigüités, le flou, et des visions d’une précision clinique. Il y a la façon dont les mots disent, et ce qu’ils ne disent pas. On peut jouer du langage comme d’un instrument mixte, et réaliser une de ces installations où en se déplaçant à travers des lasers de différentes couleurs, on produit l’assemblage de sons unique de notre propre marche.

C’est ce qui frappe le plus quand on lit Séverine Chevalier, cette façon de construire, ou plutôt d’organiser, car rien n’est construit, rien n’est fixé, sinon de façon provisoire, une histoire. Une histoire où chaque idée en enfante une autre, et où comme dans la vie, la contradiction est simplement une façon d’exprimer quelque chose d’entier qui ne peut s’exprimer dans sa plénitude qu’en usant de contradiction. Par exemple : “Les lieux jamais vus qu’il voudrait pourtant revoir, vers l’ouest.” ou “Sur la photo, elle semble plus réelle qu’aujourd’hui, et pourtant, elle n’est qu’à quelques centimètres de lui.” ou encore “Dans le silence grouillant de l’été, le bruit est assourdissant.”

Des phrases extrêmement construites mais très simples, qui s’emboîtent comme un mikado parfaitement équilibré, pour édifier un récit qui tient sans le moindre mortier, fait de courtes scènes étagées, superposées. Non pas pour raconter l’histoire, mais pour l’inventer, pour en proposer une version plausible, possible. Car comme le dit la première phrase du livre : “Il faut bien que les choses se soient passées d’une certaine façon”. Le roman installe deux quêtes, deux retours : celui d’une fille qui en pistant son père “préhistorique” découvert depuis peu essaie de dénouer l’énigme de sa propre évolution, celui de ce père qui en retournant sur ses pas espère retrouver l’élan qui lui donna la force de partir vingt ans plus tôt. Cet élan alors portait le nom de l’ennui, et à présent pourrait prendre une forme plus triviale et combien plus dangereuse. Cet élan devrait lui permettre de relancer la mécanique de sa vie enlisée.

Karl, le père, revient sur le plateau de Millevaches. Il revient dans un souvenir récurrent de sa fille, où des arbres noirs se dessinent sur un paysage enneigé. Et comme la neige, flocon à flocon, épouse autant qu’elle occulte le paysage qu’elle recouvre, les souvenirs et les hypothèses se superposent en abîme, souvenirs d’enfance d’un père inventé, reconstitution du drame.

La mécanique du récit est tranchante, parfaite, sobre, sans fioritures. Dans cet agencement, chaque personnage est un continent. Le seul qui semble incapable d’évolution et conserve sa stature monolithique est le doc, le père du père. Ce roman court, parfait, sec et mélancolique, qui ressemble à une improvisation manouche, fait comme Karl quand il boit : “…plus il raconte et plus ça devient vrai, comme le sont parfois les rêves.” Et finalement, vrai ou pas, comme il est posé dès le départ, on s’en fout. On est invité dans une variation, pour un éblouissant tour de piste dans différentes temporalités, dans la mosaïque brillante des souvenirs possibles, la sensorialité intense des tricotages de l’esprit.

On peut aborder la configuration familiale antique, le père, les deux frères, celui qui est parti et celui qui est resté, la mère. Les variations autour d’une puissance masculine archaïque, probable exploration d’une fillette qui se dit très tôt bien davantage absorbée par les histoires que par leur substrat concret. Qui s’entraîne à raconter. Du chaos faire une représentation intelligible. Ecrire sa vie, écrire celle des autres. S’inventer. Sonder le mystère sans prétendre l’élucider. En fournir une interprétation dont la forme même raconte.

Il y a déjà des récurrences dans l’œuvre de Séverine, pour ce que j’en connais (Recluses, son premier roman publié je crois). La fragilité, et au fond le peu d’importance de la réalité dans la vérité qui s’impose aux humains, celle qu’ils créent à partir de matériaux variables, selon leurs nécessités, et surtout, qu’ils élaborent de façon principalement orthopédique. Ce qui se définit par le vide, l’absence. Dans les deux romans l’enquêteuse enquête sur elle-même par le biais d’une enquête sur l’autre inventé, figuré. Dans les deux cas elle s’avère rapidement être tout aussi mystérieuse et opaque que la personne dont elle suit la trace. Celle-ci n’est là que pour lui donner une direction qui la conduit à la rencontre d’elle-même. L’irréalité de la réalité, tous les liens brisés, même les liens de causalité. Le déplacement physique, qui prend dans Recluses la forme d’une sorte de road-movie erratique. Et le témoin muet (la petite fille mutique qui n’est autre que la narratrice dans Clouer l’ouest, l’handicapée retranchée en elle-même dans Recluses). On pourrait y ajouter les mères malades, les mères qui tournent le dos.

Que dire encore de Clouer l’ouest ? Que quand on l’a lu on a envie de le relire encore et encore, comme on revient à une anamorphose, ou à certains tableaux. Parce que la langue de Séverine est lumineuse, claire, à la limite de la brutalité parfois, servie par une économie du récit toute en équilibres délicats, dépouillée, limpide. Un univers.

Lonnie

Clouer l’ouest de Séverine Chevalier, Ecorces/La Manufacture de Livres, 2015

Dessin © Lonnie