Enlacer la vie
Conversation avec
Zehra Doğan

– Au Kurdistan syrien, le Rojava – Fédération auto-administrée de Syrie du Nord et de l’Est basée sur le municipalisme libertaire et le confédéralisme démocratique – est aujourd’hui plus que menacé. Lorsque vous avez reçu le 11 octobre 2019, au Liban, l’ “Exceptional Courage in Journalism Award”, décerné par la Fondation May Chidiac (MCF), vous avez déclaré: « J’accepte ce prix au nom des Peuples du Rojava et je l’attribue à mes collègues journalistes qui sont à la recherche de l’information réelle au Rojava en ce moment ».

À l’heure où l’armée turque et ses milices attaquent et massacrent ses habitants et où l’armée syrienne est revenue, que pensez-vous qu’il va advenir du Rojava et de la coexistence multiculturelle qui le caractérise?

– Au Rojava, en disant « si vous nous laissez tranquilles, nous allons bâtir ce monde », les Kurdes ont montré au monde, pour la première fois, qu’une vie démocratique est possible dans une région du Moyen-Orient où le sang ne cesse de couler.

Les Kurdes veulent montrer que le Moyen-Orient a une belle géographie, et que les peuples qui y vivent sont des peuples historiques. C’est cela qui n’arrange pas la Turquie et pas mal d’autres pays dominants. Parce que le Moyen-Orient, est pour les Etats virils une aire favorable pour tous les jeux de guerre. Le fait que le Rojava plante et élargisse les racines de cette vie expérimentale dans le Moyen-Orient, veut dire que dans un avenir proche, le Moyen-Orient pourrait se transformer en une vie totalement différente. C’est pour cela que nous ne qualifions pas le Rojava de terre kurde. Sur ces terres, des Arabes, Syriaques, Arméniens, Chaldéens, et encore de nombreux autres peuples ont leur propre parole et tiennent leur autogestion entre leurs propres mains. Il n’est pas étonnant que cela dérange la Syrie, la Turquie, les Etats-Unis, L’Iran, l’Irak et d’autres Etats. Parce que les deux vies proposées sont totalement antinomiques, et la réussite de l’une signe la disparition de l’autre.

La Turquie est un pays qui se définit dans ses frontières par un traité de cent ans à peine. Les Kurdes ont été divisés en quatre parts, aussi par ce traité de cent ans. Ce contrat se terminera bientôt. Deuxième Traité de Lausanne, en 1923. C’est pour cette raison que la Turquie, l’Irak, l’Iran, la Syrie sont en feu, prêts à refuser une requête éventuelle d’entité pour les Kurdes, en modifiant la structure démographique de la région. Rendre les Kurdes sans identité, encore pour un autre siècle.

Actuellement, la Turquie essaie également, en occupant le Rojava, (ce terme est actuellement interdit en Turquie, mais je vais tout de même l’utiliser, parce que la Turquie est une force occupante), de récupérer les terres qui appartiennent à la Syrie, mais qui furent il y a cent ans, les terres occupées de l’Empire ottoman. Ainsi, elle essaie d’être le pays qui sort des ententes avec le plus grand bénéfice.

Aujourd’hui, le peuple du Rojava est sous un grand danger. Des centaines de personnes ont été bombardées. Des dizaines d’enfants encore ont été tués. Aujourd’hui, au Rojava, les populations sont sous les attaques de l’armée turque d’occupation. Le silence de tous les peuples du monde, devant ce qui se passe, voudrait signifier ne pas réagir devant la perte d’identité, la déculturisation, l’exil forcé et le massacre de milliers de personnes. La population du Rojava résiste encore, son avenir prendra pourtant forme avec le soutien des peuples du monde.

L’Etat-nation possède une logique qui contient toujours la destruction des autres ethnies, l’instauration du monisme, la négation des différences, et il rectifie avant tout la démographie de l’endroit qu’il envahit. C’est avec cette logique que la Turquie mène ses politiques depuis même l’empire Ottoman. Et en faisant cela, elle n’oublie pas les plus fins calculs. Elle utilise fréquemment les mots comme « tolérance, fraternité, égalité », et les vide de leur sens. Peut être qu’aujourdhui, l’endroit où le mot « fraternité » est le plus utilisé est la Turquie, là, où elle manque la plus.

– Dans l’une de vos lettres vous racontez qu’alors que vous étiez partie travailler, en Turquie mais en dehors du Kurdistan, à la cueillette des noisettes, on vous avait parquée avec les autres travailleurs kurdes, dans un terrain boueux, à vingt par tentes « bricolées avec des bouts de plastique », sous un panneau indiquant « Place des chiens ». Ce genre de choses est-il courant en Turquie ?

– De tels exemples existent malheureusement encore aujourd’hui. Ce que nous avions vécu, c’était il y a 25 ans. Allons, disons qu’il y a 25 ans, l’opinion publique n’était pas suffisamment informée. Les manchettes des journaux affichaient pourtant continuellement une âme fascisante. Alors qu’en est-il aujourd’hui ?

Il n’y a pas si longtemps, le mois dernier il y a eu une agression horrible. Şirin Tosun, un jeune homme de 19 ans, qui était allé travailler à la cueillette de noisettes avec sa famille, a été lynché et tué à Adapazarı. La cueillette avait été suspendue pour raison de pluie. Alors, Şirin Tosun était allé au centre commercial avec un ami. Parce qu’il parlait Kurde, il a subi une tentative de lynchage, par six personnes, puis il a été gravement blessé d’une balle à la tête. Il a passé 50 jours dans le comas, à se battre pour sa vie, mais il n’a pas pu survivre…

Il existe une notion qui s’appelle la « conscience publique ». Mais malheureusement, nous avons perdu cette notion. Après cette agression, les autorités devaient faire une déclaration, mais ils ne l’ont pas faite. Cette attaque n’a même pas été portée dans l’actualité du pays. C’est immoral.

Le jour où Şirin Tosun a succombé, une autre agression a été commise. A Çanakkale, Ekrem Yaşlı, un monsieur de 74 ans, qui parlait en Kurde, avec son épouse de 71, dans la chambre de l’Hôpital « Onsekiz Mart Üniversitesi  » où elle était opérée des yeux, a été blessé à la tête, avec une bouteille, par un proche accompagnant un autre patient.

Nous traversons une époque où il n’y a plus de honte.

Moi même, sur les réseaux sociaux, je reçois continuellement des messages de menaces, pour mon art et écriture. Ils m’écrivent que je ne peux même pas deviner ce qui peut m’arriver si je retourne en Turquie. Ils utilisent des insultes en dessous de la ceinture, « pute », « garce »…

Les refugié.e.s syrien.ne.s sont agressé.e.s, tous les jours. Chaque semaine, il y a une information concernant des morts.

Et oui, les gens vivent, encore aujourd’hui, exactement les mêmes choses que celles que j’ai vécues il y a 25 ans, et partagées avec vous dans mes lettres….

La Turquie fait du sur place, malheureusement.

– Dans la même lettre, vous écrivez : « (…) L’amour des peuples opprimés, notre amour à nous, les Kurdes, est un tout autre amour. Quand l’amour fleurit après avoir été planté avec obstination dans une terre aride, ses fleurs embaument avec puissance. Ce sont certes des fleurs sauvages, mais leur parfum est magique. »

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

– Nous plantons nos fleurs avec entêtement, parce que nos terres sont desséchées. Cultiver des fleurs dans les contrées arides, demande effort et labeur. Il faut que tu arroses tous les jours, il faut que tu bines… Il faut que tu t’assois à leur chevet et agisses selon l’effet de la lumière du jour. Mais quand les plantes réussissent sous le soleil acéré à verdir et éclore, leurs fleurs embaument toujours d’un parfum plus ardent.

Nous étions tous pareils. Nous avons été obligés de bâtir de nouvelles vies. Mais on n’a jamais pu se débarrasser de ce qui pourrissait nos vies. C’est pour cela que nous nous sommes enlacé.e.s encore plus fort, que nous avons essayé de faire survivre les un.e.s et les autres. Nous avons ouvert notre porte à ceux et celles qui n’avaient pas de toit, nourris ceux et celles qui avaient faim, aidé ceux et celles qui ne pouvaient travailler. Nous avons partagé la souffrance, et la joie. Nous avons passé des nuits blanches, presque tous les jours chez un.e des voisin.e.s. Soit son fils, soit son mari était arrêté, ou un.e proche était massacré.e. Chaque jour, il y avait une maison, de laquelle s’élevaient des hurlements amers, des chants de lamentation qui s’élevaient aussi.

Dans une telle atmosphère, ces terres sont pour nous, desséchées. Et nous sommes comme des fleurs qui essaient de survivre avec persévérance. Nous aimons la vie, beaucoup. Parce qu’en essayant de rester en vie, nous nous souvenons chaque jour, comme la vie est belle, et nous l’enlaçons encore plus fort. Voilà pourquoi, notre parfum est entêtant. Nous sommes les peuples des terres arides.

Conversation entre Kits Hilaire et Zehra Doğan

Photo © Jef Rabillon