Illustration © Adèle O’Longh

Gouine City Confidential
de Laurène Duclaud

Ça ressemble à un jeu dont on recevrait les règles au fur et à mesure, et puis tout compte fait, il n’y en pas (ou il y en a tant qu’elles se court-circuitent). L’idée est de prendre nombre de matériaux du polar États-Unien (une grande ville qui est le personnage principal en filigrane, une privée qui l’arpente, des milieux kaléidoscopiques, des quartiers) et du roman d’énigme (jouer aux devinettes avec des lectrices sagaces). C’est le point de départ : Axel Duke, femme à tout faire de l’agence Beurkley, escortes en tout genre, guide touristique, garde du corps, « …une lesbienne de plus dans ce sacré bordel… » comme elle le dit rondement, qui grille son adolescence persistante dans l’effervescence noctambule de GC où les soirées, les matchs, les fêtes, les rues, les rencontres qui pleuvent se traversent défoncée ou beurrée, ou les deux, est tentée par des défis plus consistants, des énigmes à résoudre, des enquêtes à mener.

En lisant ce bouquin entre pastiche, jeu de piste décousu, Arlequinade déconcentrée, je ne pouvais m’empêcher de penser à un enfant que j’aime, un elfe débordant d’inventivité, qui lui même fait penser à Jim Carey, avec cette grâce cabossée et cette maladresse haletante à retomber toujours sur ses pattes, mais en déséquilibre. Pour tout dire, ce bouquin a toutes les facettes un peu folles de l’hyperactivité, c’est un tourbillon, le sommeil y est inconnu, la contemplation pas moins, c’est une suite de petits bricolages improvisés qui s’enchaînent miraculeusement. Le récit est dansant, on a l’impression qu’il ne peut aller que sur la pointe des pieds, en sautillant, par petits paragraphes parfois éblouissants, en geysers, en perdant le fil ou en passant à ça de le perdre, des petits paragraphes pas plus longs, la plupart du temps, que les textos d’une conversation entre badinerie et slam session, entre complicité et compétition.
Certains passages sont de pure poésie :

« Le silence bienveillant couve l’aveu
Sa voix magnifique est serrée comme le marbre
Elle pleure une dernière larme
Et revient à mon côté. »

D’autres posent les cartes sans chichis :

« …Les bribes de mots qui en jaillissaient n’étaient pas brunch cuni tétons lissage, c’était Trafalgar fermeté chalumeau guérilla riposte politique. C’était la rage n’est pas bonne conseillère, mais la politesse timide a touché à sa fin… »

Le style est quelque chose d’absolument inédit, la narratrice est le vif-argent Axel Duke, qui s’adresse à la lectrice comme si c’était une vieille potine ou du moins quelqu’un qui connaît la ville, le milieu et tous les évènements aussi bien qu’elle, comme tout le monde. Ça donne des passages comme :

« Au milieu :
-La lieutenante Kellyfard, juste avant qu’elle devienne la commissaire qu’on connaît, en médiatrice habile et calme. »

Entrée et sortie de cette légendaire archère. Et tout fonctionne comme ça, sur le ton déroutant et inimitable de quelqu’un qui parle à quelque d’autre de choses que les deux connaissent, bien qu’il s’agisse d’une parfaite fiction (où toutefois Barbès et La Chapelle se glissent comme des fausses pistes, ou des coquilles sans importance). Une invitation au voyage interactif, en somme.

Et ça fonctionne très bien. D’abord parce que Laurène Duclaud, dans ce style déconcertant et plein d’énergie comme de vocabulaire et de trouvailles stylistiques, écrit comme elle respire, avec une fluidité crêtée de vaguelettes, de mots qui s’entrechoquent sans que ça s’embâcle. C’est une forme particulière de virtuosité, une sorte de coupé-décalé littéraire. On a bel et bien la sensation de cette bête énorme, Gouine City, comme une gigantesque boule de dancing vue par une de ses facettes (et bien qu’un des plus imposants épisodes, un cluedo à la Agatha Christie quant à l’énigme, se déroule à Fluette-sur-Bignolle, où « La place de l’église était vraiment trop mignonne, comme quand nous, du nord, on imagine le sud. Vous le voyez le bien que ça fait ? » Bien que je sois du sud je peux l’imaginer…) C’est entrer dans un univers qui d’ailleurs reste toujours à fleur de peau, très esthétique, avec un peu de Tim Burton, un peu de Terry Gillian, et surtout beaucoup de BD et de dessin animé, plutôt Tex Avery que Disney évidemment.

Concrètement le bouquin se partage entre quatre épisodes narratifs assez courts, sans énigme, qui pourraient être des chroniques de la vie de Duke à GC : « La fête des voisines », « La chanteuse portait toujours deux culottes », « L’art et la manière d’utiliser un allume-cigare », « Les putes ne voulaient plus de fils », deux récits comprenant une enquête, l’un étant une sorte de jeu de piste farfelu où les indices ne cessent de sortir des manches d’illusionnistes, « Le Réseau Rosa Mayonnaise », l’autre le fameux cluedo forcément campagnard : « L’assourdissante affaire Estravalda », où Axel Duke se trouve en position de disciple puérile et piaffante sous le regard superviseur ironique et bienveillant de sa mentore, la célèbre détective Elvire Pottier. Suit un interlude sous forme de vagabondages, et enfin le dernier épisode, « Nos années folles », l’émouvante ballade de Kimi Wajdi, footballeuse surdouée promise à un sale destin. Ce dernier épisode s’autorise plus de liberté stylistique encore que les autres, il devient lyrique :

« Pendant trois jours de paradis, nous avons respiré la plénitude

Faites une pause et goûtez-la si vous voulez
Si je vous implore par la suite,
C’est que les notes suivantes sont plus sombres
Et la vengeance décidée en une seconde
Ne permet aucune transition héroïque

Je tremble maintenant comme une feuille qui doit sauter d’une falaise. »

Ayant reposé plutôt enchantée ce pétulant bouquin, j’ai cherché des renseignements sur Laurène Duclaud et je suis tombée sur son blog, que je vous recommande : textesetbieres.art.blog

Lonnie

Gouine City Confidential de Laurène Duclaud, La manufacture de livres, 2023

Illustration © Adèle O’Longh