Il faut du courage pour affronter la vie dans l’Amérique des années 1960. Le chanteur Arthur Montana est retrouvé mort dans les toilettes d’un pub londonien à l’âge de trente-neuf ans. Il était noir, homosexuel et chantait le gospel. Son frère, Hall, se souvient.
James Balwin a écrit ce roman comme une tragédie. Il nous convie à vivre au rythme de la communauté noire américaine où la famille, la congrégation sont des refuges où l’on se sent au chaud, en sécurité. « Le rire résonne, les bavardages abondent : ils oblitèrent pour l’instant la souffrance et le danger permanents. » Avec lui, on espère le meilleur pour les rêves de ces hommes et de ces femmes, et l’on pleure le destin brisé des plus vulnérables. Leur vie, c’est la musique, comme un cri. « Les nègres peuvent chanter le gospel comme nul autre parce qu’ils ne chantent pas le gospel… (…) Quand un nègre cite L’Evangile, il ne cite pas : il vous raconte ce qui lui est arrivé le jour même et ce qui va certainement lui arriver demain… » Leur univers, c’est celui de l’Amérique ségrégationniste et plus encore celle du Sud. « L’air était rempli d’une humiliation, d’une frustration, d’une haine, d’une peur à couper au couteau. » Malgré tout, reste l’espoir de pouvoir vivre un jour ensemble. « Il y avait en cela une telle ironie, un tel gaspillage. Une magnifique nuit, un magnifique pays… » « … car, après tout, la souffrance humaine est la souffrance humaine. Je dirai ceci : j’ai vu certains garçons et filles, hommes et femmes blancs passer à la liberté sur cette route. Ils n’arrivaient pas à croire qu’ils pouvaient exister, simplement être, qu’ils pouvaient sortir du mensonge et du piège de leur histoire. Ce que j’avais voulu leur dire est à peu près ce qu’ils m’ont dit, et leur résurrection fut merveilleuse à voir. (…) Notre histoire c’est l’autre, voilà notre seul guide. Une chose est absolument certaine : on ne peut renier ou mépriser l’histoire de quiconque sans renier ou mépriser la sienne propre. Peut-être est-ce cela que chante le chanteur de gospel. »
Harlem Quartet dévoile un pan de notre humanité. Pour un temps, nous sommes les Miller et les Montana et vivons avec eux au rythme des saisons et des épreuves. Nous voyons grandir les enfants. Nous devenons tour à tour Florence et Paul, piliers de la famille Montana, Hall, le grand frère protecteur, Arthur, l’artiste sensible, Amy et Joel Miller, parents de Julia, très jeune évangéliste dont le père exploite les dons et Jimmy, le frère cadet et dernier amoureux d’Arthur. Red, Peanut et Crunch, compagnons de route du quartet, nous accompagnent tout au long du récit.
James Baldwin nous régale de détails pour nous permettre de mieux approcher ces êtres élégants et tendres, peut-être aussi pour adoucir la noirceur du quotidien. « Malgré ses bibis provocants et ses jupes trop moulantes, la mère de Julia faisait la meilleure impression des deux. Elle avait un arrière-train superbe, des seins hauts, fermes, exigeants, de longues jambes, et elle portait constamment des talons aiguille pour être bien sûre qu’on remarquât ses jambes. (…) Ils ont des cheveux brillants, bouclés, des fronts, des nez, des dents resplendissantes. »
Il y a du sacré dans ce roman qui nous apostrophe, un peu à la manière des chants qui convoquent le Seigneur. Nous sommes invités à « mettre notre maison en ordre » pour y accueillir la vie. Merci pour le grand cadeau que vous nous offrez, Mr Baldwin, en faisant de nous les témoins de ces vies heurtées et lumineuses et « les invités privilégiés d’une rare cérémonie ».
Elisabeth Dong
Harlem quartet, de James Baldwin, Le livre de poche, 1979.