Hélas
Dada au Théâtre de la Tempête

Imaginez la répétition infinie du même dîner en famille, avec la réitération au mot près de répliques creuses… un enfer quotidien :

Maman : « Allez, zou ! Tout le monde à table ! »
Fils : « Maman, je déteste les haricots. »
Maman : « Eh bien, tu les mangeras quand même parce qu’il n’y a que ça. »
Fils : « Je peux pas me faire un œuf ? »
Maman : « Enfin écoute, j’ai utilisé les œufs pour l’île flottante, franchement Kévin… »

Il est question de plastique, de nappe, de gel douche, de lave-vaisselle, de patinage artistique, de baguette posée sur le frigo. Nicole Génovèse part du langage quotidien et le détourne progressivement. On pense à la chanson de Boris Vian « Un frigidaire, un joli scooter, un atomixeur et un Dunlopillo, une cuisinière, avec un four en verre, des tas de couverts et des pelles à gâteau ! » La même chorégraphie règle les entrées et sorties des personnages autour de la table; tous les soirs on remet le couvert, avec l’omniprésence de la soupe télévisuelle. Premier détournement dans la mécanique courue du dîner de famille, les dialogues de la série journalière font entendre d’étranges mots « avec tous ces immigrés qui volent notre boulot, il faut leur faire une petite place, avec le sourire en plus ». Les dialogues se chevauchent, les comédiens, tels les Pieds Nickelés, inversent les mots, les séquences, se raccrochent aux branches, prennent un mot pour un autre, comme dans l’aphasie de Broca, « je déteste la famille – eh bien tu la boufferas quand même, j’ai utilisé les œufs pour le soldat inconnu… »

« Aboli bibelot d’inanité sonore » : dans ce sonnet particulièrement hermétique, Mallarmé tordait le coup au sens littéral au profit de la suggestion poétique. Nicole Génovèse fait un peu la même chose, avec en sus un message politique sur la déliquescence de la culture, des relations sociales. Elle endosse avec brio le rôle d’une chargée de mission qui, dans un discours écœurant de bons sentiments, se permet d’intervenir sur « l’expérimentation théâtrale en cours comme expérience d’apprentissage interculturel avec un effet démultiplicateur et un impact durable sur le long terme… » Le spectateur comme les comédiens, interloqués de ces interruptions, doivent subir cette logorrhée vide de sens qui égrène sans honte la litanie des co-financements présidant au spectacle. Les acteurs en perdent leur latin et, faute de mots, en viennent aux mains. Plus vraie que nature, l’adjointe culturelle confite signe l’arrêt de mort de la pièce par son discours administratif. La fête est finie, heureusement le théâtre continue, on remet le couvert tous les soirs sur le plateau.

Sylvie Boursier

Photo© Charlotte Fabre.

Hélas, mise en scène de Claude Vanessa au Théâtre de la Tempête, du 10 janvier au 9 février 2020.