Certains livres sont des compositions littéraires fondées sur les témoignages et harmonisées par le traitement qu’en fait l’écrivaine. C’est le cas des Monologues du vagin, d’Eve Ensler, et de toute l’œuvre bouleversante de Svetlana Alexievitch. Mais Je suis complètement battue est un objet littéraire brut, sans aucun remaniement. Éléonore Mercier, travailleuse sociale à l’écoute des femmes victimes de violence conjugale et de leur entourage, présente ainsi sa démarche :
« Cela fait des années que je note les toutes premières phrases entendues lors de mes entretiens avec les femmes en situation de violences conjugales
J’ai découvert combien elles contenaient à elles seules des vies toutes entières
Je vous en livre ici 1653
J’aurais pu en retranscrire moins, ou plus…
Je ne sais pas »
Lire les 46 pages de ce livre revient à se faire rouer métaphoriquement de coups, tant ces phrases d’entrée souvent difficiles, maladroites, désespérées, qui vont droit au but ou esquivent le sujet, racontent toutes la terreur, la honte, la douleur, le désespoir ordinaire. Le système d’empilement de ces introductions finit par produire un effet d’accablement, de saturation, mais en même temps elles saisissent la réalité ordinaire hélas, trop ordinaire de ces situations. Parfois c’est la personne concernée qui cherche du secours, souvent c’est quelqu’un d’autre qui signale sa situation, quelquefois un ou une proche, ou simplement un voisin, un employeur, une collègue. Plus rarement, c’est le conjoint maltraitant qui vient se signaler lui-même et cherche à être arrêté dans la spirale de sa violence. Ce livre obsédant délivre sous la forme d’un long poème tuméfié toutes les formes possibles de la violence conjugale, humiliations, coups, menaces, pressions, emprise. J’en ai vu récemment une mise en scène totale par deux femmes, c’était poignant, mais même la lecture muette du livre produit cet effet. J’en donne la première page :
« Je suis complètement battue
Mon père est violent avec toute la famille
C’est pour ma voisine qui ne veut pas se manifester avec trois enfants qui meurent de faim
Je me suis remariée avec mon mari parce que je l’aimais
Mon mari me tape, je suis enceinte et j’ai déjà perdu le premier sûrement à cause de lui
Mon mari menace de nous tuer moi et les enfants
Je suis infirmière, j’appelle pour un cas qui va se terminer en crime sous peu
Mon mari est violent et armé, j’ai peur pour ma vie
Je souffre depuis des années
Je vous appelle parce que mon concubin m’a tapée plus que d’habitude
C’est pour ma sœur qui travaille dans la société de son mari et n’a pas le droit de téléphoner
C’est pour une amie qui reçoit des coups gratis
J’ai un mari qui n’aime pas la société
Je voudrais partir loin
Je vis avec mon mari et sa mère, ils veulent tous les deux que je parte
Je ne sais pas ce que ça va donner, j’ai honte de ce que je vis
Mon mari m’a fait signer un papier pour être placée
J’emploie une personne qui ne vient pas depuis deux jours
J’en suis réduite à vous appeler mais je ne crois plus en rien
Je suis à l’hôpital, j’ai voulu me suicider
Mon mari m’a battue hier soir devant mes parents
Ma fille est mariée depuis 10 ans et battue depuis 10 ans
On vient de s’apercevoir qu’une collègue est battue par son mari
J’ai divorcé de mon mari qui me battait, il me harcèle pour revenir
J’ai trouvé un logement mais j’ai peur qu’il vienne me faire la peau
J’aurais voulu savoir ce que vous pouvez me proposer pour vivre sans violences »
Lonnie
Je suis complètement battue, Éléonore Mercier, P.O.L, 2011
Illustration: 3-Je suis complètement battue©Gina Cubeles 2022