L’homme préhistorique est aussi une femme
de Marylène Patou Mathis

L’essai réjouissant et roboratif de Marylène Patou-Mathis arrive à point nommé, en ces temps de réticence institutionnelle à accepter que les points de vue des sciences sociales s’élargissent et se multiplient, pour démontrer ce qu’est un méticuleux travail de déconstruction. Il s’agit ici du genre dans la préhistoire. Comme le fait remarquer avec espièglerie la préhistorienne dans son introduction, « Pour expliquer l’invisibilité des femmes préhistoriques, l’idée selon laquelle les vestiges archéologiques ne livrent guère d’éléments permettant de leur assigner un rôle social et économique est souvent avancée. Or il en est de même pour les hommes ! » On verra au fil de la lecture de ce livre iconoclaste que certains vestiges archéologiques sont cependant maintenant identifiables, et que les résultats de ces investigations démolissent ce qu’il faut bien appeler des stéréotypes de genre appliqués à la préhistoire. Celle-ci est née au milieu du XIXe siècle, et « Il est probable que les rôles tenus par les deux sexes décrits dans les premiers textes de cette nouvelle discipline aient plus à voir avec la réalité de l’époque qu’avec celle du temps des cavernes. » Et en effet. Sont analysés dans un premier temps les contextes culturel et scientifique de l’époque, peu propices à une quelconque reconnaissance de l’apport des femmes à quoi que ce soit qui déborde de leur rôle reproductif. L’héritage judéo-chrétien et le rationalisme scientifique s’entendent à merveille, tout en s’écharpant par ailleurs, pour démontrer leur infériorité. Les femmes sont donc des sous-humaines pour des raisons à la fois religieuses et scientifiques, les unes corroborant les autres. Coupables du péché originel et vectrices du démon dans les affaires humaines, il s’avère qu’elles ont aussi le cerveau petit, les chairs molles, et que leurs menstrues leur affectent l’esprit. Cela explique leur subordination naturelle au sexe fort. Patou-Mathis se penche sur l’apparition, dès le XVIIIe siècle, d’une véritable idéologie sexiste, et d’une construction théorique de la virilité appliquée au masculin. La science positiviste du XIXe siècle hiérarchise l’humanité en classes sociales, races, sexes. L’échelle des êtres humains va des primitifs aux civilisés, les derniers ayant le droit de disposer des premiers. Cette idéologie perdurera jusqu’au milieu du XXe siècle, époque à laquelle les femmes entrent en nombre dans toutes les disciplines scientifiques. Comme on le verra, le travail de déconstruction des stéréotypes entamé alors dans les sciences dure jusqu’à aujourd’hui, et cet essai démontre que le chantier reste ouvert.

Les vestiges identifiables, pourtant, à la faveur de l’archéologie du genre, qui pose la question du genre en archéologie, livrent une vision des sociétés préhistoriques beaucoup moins homogène et stéréotypée que la préhistoire de papa. Il s’avère que les femmes préhistoriques sont de véritables athlètes, qu’elles chassent, sont guerrières parfois, dessinent au fond des grottes. En ce qui concerne les Vénus paléolithique, on les suppose, aujourd’hui, façonnées par des femmes et à leur usage, amulettes, aide-mémoire contraceptif ou calendrier obstétrical en raison du nombre d’encoches ou de sillons qu’elles portent. Ces hypothèses sont évidemment âprement critiquées, comme tout ce qui suppose aux femmes une maîtrise quelconque d’un aspect de leur vie. On voit aussi que les préjugés prétendument étayés par la science tels que le rôle des hormones dans la division sexuelle du travail ont chez certains préhistoriens contemporains la peau dure. Et pourtant…

Malgré une élaboration millénaire de la misogynie, et quoique depuis l’Antiquité dans certaines sociétés les femmes soient opprimées, empêchées, entravées puis effacées, il suffit de chercher pour les trouver, et jusqu’aux premiers âges distordus par une interprétation des traces très Code Napoléon, l’investigation patiente des vestiges leur rend leur visibilité, sinon justice. Hélas pour les tenants entêtés de l’ordre ancien, les procédés d’analyse plus affinés aujourd’hui révèlent que certains guerriers enterrés avec leur apparat et leurs armes sont en fait des guerrières, que certains chefs aux riches tombeaux sont des cheffes. On trouve des traces de mains et de pieds de femmes jusqu’aux salles les plus reculées des grottes, et les empreintes de mains sont souvent féminines. Les ossatures féminines portent des blessures qu’on ne se fait pas en berçant les bambins et l’insertion des tendons atteste de musculatures puissantes. Les sociétés paléolithiques sont beaucoup plus horizontales qu’on l’avait supposé, et si certaines sociétés néolithiques voient l’avènement des hiérarchies, des subordinations de sexe et de la violence avec les formes nouvelles de propriété et de territoire, ce n’est pas le cas de toutes.

Patou-Mathis décortique ainsi les idées reçues en faisant un tour d’horizon des apports concrets, vérifiables, de la préhistoire actuelle, mais aussi de ce qui est encore invérifiable et invérifié et donne lieu à des hypothèses passionnantes une fois dépoussiéré le fond de misogynie originelle.

Le ton de cet essai est incisif et souvent ironique. En ces temps où le « wokisme » (le fait d’être « woke », conscient des inégalités et des discriminations) est considéré par une aile réactionnaire ulcérée comme un danger plus grand que le fascisme, ou plus modestement que lesdites inégalités et discriminations, il montre en quoi la nécessité de déconstruire les stéréotypes découle d’abord d’un processus historique, celui de leur longue et méthodique construction au fil des siècles. La démonstration est magistrale. Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas seulement de la femme préhistorique, mais de son absence, partant de sa disparition, et par extension de cet effacement des femmes qui affecte, dans les sociétés construites sur le droit et l’exclusivité masculine, non seulement le présent et l’avenir, mais aussi le passé jusqu’aux origines. C’est extrêmement bien construit et documenté, l’avéré y côtoie l’hypothétique et tout ce qui est invérifiable s’y voit renvoyé dos à dos, qu’il s’agisse du rôle supposé des femmes ou de celui non moins supposé des hommes. De surcroît, cet essai se lit comme un roman, la langue est vive, précise et sobre, et en apprenant des choses passionnantes on passe un excellent moment.

Lonnie

L’homme préhistorique est aussi une femme, une histoire de l’invisibilité des femmes, Marylène Patou Mathis, Allary Éditions, 2020