La Défaite des idoles
de Benjamin Dierstein

La Défaite des idoles est un polar enlevé et violent, qui coche toutes les cases du genre noir avec des flics désespérés et au bout du rouleau, des ex-flics pourris, des trafiquants des cités du 93, jeunes, doués, mauvais comme pas possible, des truands de l’île de Beauté, vieux et aguerris, un gang d’Albanais teigneux, des officines privées qui recyclent des flics à la retraite, vivent de la prostitution et de la drogue, des immersions dans des machinations politiques dingues qui paraissent très crédibles quand on connaît un peu l’affaire Sarkozy-Kadhafi. La collusion entre aventuriers internationaux et caisses noires de parti politique est détaillée, de même que le récit compliqué de l’élimination des traces des pétrodollars libyens qui ont abondé les caisses du parti Les Républicains, à cela s’ajoutent des réseaux djihadistes bien plus intéressés par le trafic de drogue que par l’appel à la guerre sainte.

C’est dire si le roman est riche. Dès le début, on est pris par le tourbillon des événements et la maestria de l’auteur. On le voit à l’aise aussi bien dans les scènes intimistes que dans les reconstitutions épiques comme la mort de Kadhafi, dans les règlements de compte entre malfrats que dans la plongée dans l’univers mental d’une flique, la capitaine Laurence Verhaeghen, qui prend très à cœur son métier, ou plutôt sa carrière, au risque de sa vie et de celle de son enfant.

Bon, tout cela ne va pas sans certains excès, et lire que la capitaine tabasse les gens qu’elle interroge dans leur propre bureau, ou qu’un commissaire d’un autre service la fait tabasser par ses sbires avant de l’enrôler, laisse un peu dubitatif, mais ça n’empêche pas de continuer à tourner les pages.

Car c’est aussi une écriture qui tabasse, elle est nerveuse, épurée, riches de détails sordides parfois, avec des effets de style assez réussis. Elle fait fortement penser à Ellroy, on y trouve la même méchanceté, la même violence, des personnages aussi déjantés, une histoire très politique, des politiques obnubilés par leur seule carrière.
Personne n’en réchappe, la droite est bien dans le collimateur avec ses hommes de main qui veulent récupérer encore plus d’argent libyen et surtout supprimer toutes les preuves, mais la gauche et ses réseaux savent aussi y faire question collusion, manipulation, extorsion de fonds.

Le roman commence alors que DSK a été écarté de la course à la présidentielle de 2012 suite à ses errements de prédateur sexuel dans le Sofitel de New York, que Hollande est devenu le favori de la gauche, et plus précisément ça démarre avec la mort de Kadhafi en octobre 2011. Pour la droite, il faut absolument cacher la poussière sous le tapis alors que Médiapart commence à faire des révélations, pour la gauche, il faut dévoiler tout ça très vite, alors que Hollande perd peu à peu son avance dans les sondages. Et donc ça s’emballe et, sauf à prendre des notes ou à être plus alerte que votre serviteur, la complexité des histoires croisées vous dépasse, mais qu’importe, la richesse des personnages toujours fouillés, leur nombre, leurs motivations multiples vous saisissent au collet et vous laissent pantois. Tout ça dans l’ambiance électrique de la fin de règne du sarkozysme, avec la participation d’Alexandre Djouhri, l’homme d’affaires romanesque et sulfureux impliqué dans le financement libyen de la campagne de Sarkozy, personnage très présent, mais aussi bien d’autres dont Guéant, dit le « Cardinal », le ministre de l’Intérieur que Laurence apprécie beaucoup, il faut préciser que la capitaine n’est pas vraiment de gauche :

« Les Corses, la DCRI, les magistrats, ils sont tous dans le même moule – tous des putains de gauchistes laxistes qui veulent l’empêcher de faire son boulot comme elle l’entend. »

Le contrepoint de Laurence Verhaeghen, c’est Christian Kertezs, ex-flic ripou, homme de main, tueur et conseiller en crapulerie. Il sait faire travailler ses anciens camarades moyennant des poignées de biftons, mène ses affaires comme la capitaine ses enquêtes, avec violence et détermination. Il est en lien avec des réseaux proches des socialistes, mais ses convictions politiques ne sont jamais mises en avant (en a-t-il ?), ce sont juste les réseaux auxquels il est connecté et ça aurait pu être n’importe qui.
Kertezs, en action :

« C’est un cri qui te fait te retourner. Ce n’est pas la voix d’Antho. C’est celle d’un homme en robe de chambre, au milieu des débris. Michel avait dit : l’hôtel est désert, ça se fera comme du petit lait. Putain de merde.
Tu cries à ton tour quand tu vois la batte d’Antho qui se lève. Ne fais pas ça bordel, ne fais pas ça.
La batte qui se lève et qui percute la tête du bonhomme de plein fouet. Le sang qui gicle par ses oreilles. Le corps qui tombe. Le gamin qui reste interloqué devant son propre geste. Tu le prends par le colbaque et tu lui hurles dessus :
– Qu’est-ce que tu as foutu, petit con ?
– Je ne sais pas, j’ai eu peur. Je voulais pas faire ça, je l’ai fait sans réfléchir. Il est mort ?
Tu tournes la tête vers le gusse en robe de chambre. Le corps a des spasmes. Ses mains tremblent, comme les membres d’un animal qu’on aurait mal tiré.
Tu prends la batte des mains d’Antho. Un coup, un seul. En plein milieu du visage. Qui lui brise le crâne en deux, comme une vulgaire noix de coco.
– Maintenant il est mort, oui. »

Laurence se fait embaucher à la DCRI, la direction centrale du renseignement intérieur, un service pas du tout gauchiste en fait. Il est même totalement dévoué à ruiner la campagne de Hollande et à protéger celle du PR (le président de la République), tandis que Kertezs perd la main sur ses trafics et doit faire équipe avec des truands liés aux islamistes en France et en Libye. Leurs histoires s’entremêlent, ils s’affrontent et on devine qu’il pourrait se passer quelque chose entre eux, s’ils étaient un peu plus disponibles, un peu moins ennemis.
Car tous les deux ne sont pas que des brutes polyvalentes, ils ont leur jardin secret, leur territoire privé où ils se comportent de toute autre façon, et même si c’est un peu cliché, ça fonctionne. Ils ont aussi des valeurs, comme l’amitié, la fidélité, des valeurs qu’ils sont bien obligés de transgresser, hein, car on ne fait pas ce qu’on veut quand on est flic ou truand.
Bref un très bon polar, qui fait suite d’ailleurs à La Sirène qui fume, qui avait été remarqué en son temps.

François Muratet

La Défaite des idoles, de Benjamin Dierstein, Nouveau Monde Editions, 2020