La Ménagerie de verre
au Théâtre de l’Odéon

La Ménagerie de verre, de Tennessee Williams, ne raconte rien, rien ne s’y passe, tout existe dans la mémoire du narrateur Tom, qui se souvient avoir abandonné définitivement sa sœur et sa mère un beau jour pour sauver sa peau. Memory Play, jeu de mémoire, disait le dramaturge, terme inventé pour La Ménagerie de verre. Tom, en avant-scène, ouvre le bal en s’adressant aux spectateurs : « Je vais vous surprendre, j’ai des tours dans mon sac. Mais je suis l’inverse d’un prestidigitateur de music-hall. Lui vous présente une illusion qui a l’apparence de la vérité. Moi, je vous présente la vérité sous le masque de l’illusion. »

Thomas Lanier Williams, alias Tennessee, est né à Columbus, Mississippi en 1911. Il a passé son enfance avec sa mère et sa sœur Rose chez son grand-père pasteur. Son père, qu’il détestait, était voyageur de commerce, donc presque toujours absent. En 1937, il rompt avec sa famille lorsque Rose, schizophrène, subit une lobotomie qui la laisse très diminuée ; il l’a ensuite prise en charge lorsque, le succès venu, ses moyens financiers furent suffisants. Ses œuvres présentent la plupart du temps des inadaptés, des marginaux, des désemparés, mais cette pièce est la plus autobiographique.

Malgré un décor criard et des noirs constants, la mise en scène d’Ivo van Hove restitue aux ratés de l’Amérique profonde une dimension tragique, onirique, comme un songe qui vient hanter le souvenir de Tom. Celui-ci doit accepter un travail ingrat, pour faire vivre au mieux sa mère et sa sœur, handicapée et boiteuse. Toute la famille boite dans cette cave avec pour unique meuble un frigo d’où la mère, Amanda, nourricière et dévoratrice, extirpe des aliments – poule, poireaux, oignons – qu’elle lance négligemment vers la marmite familiale. Le père est parti quinze ans plus tôt, laissant juste deux mots sur une carte, « hello et good bye ». Amanda, jouée par Isabelle Huppert, orchestre la montée tragique qui va broyer l’ensemble des personnages. Seul Tom s’arrachera à l’engrenage fatal du déterminisme social et de l’hystérie familiale. Les comédiens sont tous rompus aux plateaux de cinéma et à la scène. Il faut particulièrement saluer la formidable Justine Bachelet dans le rôle de Laura la fragile jeune fille en verre claudiquante comme l’a été Rose, la sœur de Tennessee. Sa ménagerie, un ensemble d’animaux en verre, lui sert de barrière illusoire contre la violence du monde, elle vit au milieu de ces petites figures froides et transparentes. La comédienne, comme un papillon aveuglé par les phares d’une voiture, est prise de tremblements parkinsoniens à la moindre émotion et restitue l’humanité de cette jeune femme dite anormale. Mais un soir, Laura quitte sa prison de verre et donne à son amoureux d’un moment la plus belle pièce de sa collection, en échange d’une illusion d’amour qui l’a réellement transfigurée. Elle sort de sa léthargie et se met à parler. Un ange passe alors dans la salle de l’Odéon, quelque chose de Tennessee…

Sylvie Boursier

Photo © Jan Versweyveld

La Ménagerie de verre, mise en scène d’Ivo van Hove, création au théâtre de l’Odéon début mars 2020, tournée prévue en septembre à Tokyo, en novembre à Hambourg, en décembre au Luxembourg et à Athènes.