En ces temps de confinement, la critique, à part celle du gouvernement, n’est pas chose aisée. Les cinémas sont fermés. Les exclusivités, les rétrospectives, les festivals, c’est fini. Certains grands pessimistes vont même jusqu’à prédire… la mort du cinéma, ce qu’il n’est pas déraisonnable de craindre, comme l’a anticipé la mutation scorcesienne chez cet équarrisseur du cinoche qu’est Netflix ! Les cinémas sont fermés mais pendant la pandémie Double Marge continue à émettre et si je ne ponds pas ma critique mensuelle, je vais me faire taper sur les doigts et mon contrat à durée déconfinée risque de ne pas être renouvelé. Ce qui serait ennuyeux.
Que faire ? Critiquer une série ? Je ne suis guère porté sur le genre, à qui je ne pardonne pas d’avoir enterré jusqu’au mot « feuilleton ». Ce côté prise d’otage labellisée syndrome de Stockholm, cette façon d’imprécation rédhibitoire « le cinéma, c’est fini, c’est par ici que ça se passe ! », les scénarios alambiqués usant des ficelles les plus éculées tout en faisant croire à une ébouriffante originalité, voire à un message révolutionnaire (la palpitante mais un peu lourdaude Casa de papel), les 24 chronos, la mort en direct, les voyages dans le passé décomposé, le futur netflixé à l’hélium, les virées dans la tête des flics (ou des tueurs en série) comme si vous y étiez. Mieux, comme s’ils n’existaient que pour vous. Bref, j’aurais tendance à penser que les séries, outre qu’elles participent à la mort du cinéma ci-dessus évoquée, ont quelque chose de résolument aliénant. Ce qui n’est pas le cas de la bonne vieille séance de cinoche en salle, que vous pouvez quitter à tout moment. Bref.
Il y aurait bien Black mirror et ses dystopies flippantes, en train d’être rattrapées à la vitesse grand V par les actualités liées au Covid-19. Mais Black mirror n’est pas vraiment une série puisque les épisodes ne se suivent pas. Un vieux film, alors ? Bonne idée ! Mais lequel ? Il y en a des milliers. L’idéal, me souffle mon double confiné, serait de trouver un film en rapport avec la perturbante expérience que nous vivons actuellement. Et pourquoi pas un film de pandémie ? lui rétorqué-je. Tu veux faire fuir ma cinématèle ?
Non, le mieux, ce serait de dégotter un film dont le confinement serait le sujet. Le confinement, et rien d’autre, pour paraphraser Bertrand Tavernier. Un peu comme l’indigeste Parasite, adulé par des millions de gens, sauf moi qui vous dit pourquoi ici ? Oui, c’est ça, sauf que le confinement n’est qu’un versant du film. Cul-de-sac, de Polanski ? Ne rouvrons pas la boîte de Pandore. Life boat, de Hitchcock ? Je crains qu’il n’ait vieilli. Huis-clos, de Sartre ? Ce n’est pas un film. 2001, l’Odyssée de l’espace ? Solaris, de Tarkovky ? Il est difficile d’être un dieu, d’Alexeï Guerman ? [Le film le plus tapé de toute l’histoire du cinéma, dont je vous parlerai pendant le confinement du rebond.] Personne n’a envie qu’on lui parle de science-fiction par les temps qui courent. Non, il faut trouver plus subtil. Par exemple, un film qui raconterait l’histoire de gens retenus dans un lieu non prévu pour la réclusion. La Maison du diable, de Robert Wise ? Non, pas ça, trop « film de genre ». Plutôt une maison où des gens seraient retenus contre leur gré, comme dans ce film génial de Luis Buñuel, comment s’appelle-t-il déjà ? Ah, j’ai le nom sur le bout de la langue ! L’Ange exterminateur, me souffle mon double, le dernier film tourné au Mexique par Buñuel, en 1962, dans la lignée de L’âge d’or. Non seulement, le sujet du film est le confinement, mais il renvoie directement, avec des coïncidences si ahurissantes qu’on en reste scotché à son canapé, aux conséquences de l’actuelle pandémie. Et si vous pensez que j’en fais un peu trop, regardez le film, il ne vous en coûtera que 1,99 €.
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Nous sommes à Mexico. Après une soirée à l’Opéra, Lætitia et Edmundo Nobile, un couple de grands bourgeois aristocrates, reçoivent pour une grande réception mondaine une douzaine d’amis de la haute société, artistes, intellectuels, militaires. À leur arrivée, surprise, les domestiques prennent la poudre d’escampette, sans motif apparent, à l’exception de Julio, le majordome, si fringant qu’on pourrait le croire de haute extraction. Pourquoi partent-ils ? On n’en sait rien, mais leurs mines effrayées ne laissent aucun doute sur l’impérative nécessité de quitter les lieux, pour échapper à une menace invisible. Bientôt, hôtes et convives s’aperçoivent qu’ils ne peuvent plus sortir du salon, et encore moins de la maison, alors que rien en apparence ne les en empêche. Vous commencez à comprendre pourquoi j’ai choisi ce film ? Mais vous n’avez encore rien vu…
La vie en communauté s’organise, dans un débraillement et une promiscuité qui choque – pas pour longtemps – les plus prudes : on tombe la veste, on s’endort sur les tapis, on laisse échapper des rots roturiers, on paluche, on grivoise, on laisse aller ses instincts les moins « convenables ». Le Charme discret de la bourgeoisie, pour reprendre le titre de ce film dont il est l’ébauche, n’opère plus. Les hommes, vulgaires, concupiscents, tombent le masque, lorgnent les femmes qui s’abandonnent, minaudantes, provocantes sous la froideur bourgeoise. Jalousies, veuleries, disputes, vengeances éclatent au grand jour, dans un grand dérèglement des sens, une confusion mentale où névrose et nécrose tordent le cou aux grands principes bourgeois. Lorsque le premier invité meurt, son corps est soustrait à la vue. Il est alors possible, pour le spectateur confiné de 2020, de voir dans cette subtilisation la marque d’infamie portée aux victimes du Covid-19, dont les corps glissés dans un sac mortuaire, sans toilette, sans habit, sans cérémonie, sans la moindre possibilité de recueillement, symbolisent un glissement anthropologique vers la barbarie.
Un jour passe, puis deux, puis trois. Les relations se dégradent. On se bat comme des chiffonniers. La maison, de plus en plus sale, prend des allures de porcherie. La livraison du lait n’étant plus assurée – signe patent que cette force qui les retient dans la maison a bien une origine exogène –, on se contente de boire de l’eau. Quand elle vient à manquer, on éclate le mur à la pioche pour faire ruisseler une canalisation qui deviendra fontaine. Et parce que toute catastrophe nécessite un responsable, Edmundo Nobile l’amphytrion constitue un parfait bouc émissaire, qui échappera de peu au lynchage, tandis que les hallucinations individuelles ont laissé le champ à un spectacle d’une touchante et hilarante drôlerie, qui n’est pas sans rappeler ces images d’animaux en liberté qui nous parviennent actuellement du monde entier. Quatre moutons – les agneaux du Seigneur, immaculés – investissent le hall de la maison et s’élancent dans le grand escalier de marbre, d’un pas assuré de quadrille, comme s’ils savaient précisément ce qu’ils sont venus faire dans cette maison.
Puis vient l’heure de la délivrance. Au quatrième jour du confinement, s’apercevant que les invités ont repris exactement les mêmes places qu’au soir de leur arrivée, autour du piano où joue une invitée, la maîtresse de maison, prise d’une folle intuition, propose de conjurer le maléfice en faisant répéter à chacun les mêmes gestes. Et c’est le miracle ! Le sortilège est rompu, nos bourgeois épuisés, morts de faim, réussissent à quitter les lieux et, pour remercier le Seigneur d’avoir permis cette libération, les voilà à la cathédrale, où, patatras, la même situation se reproduit !
Confinement, le rebond ? Les bourgeois ne peuvent dépasser le seuil de l’édifice religieux et assistent, impuissants, à la répression sauvage d’une émeute sur le parvis. La police tire sur la foule, les cloches du jugement dernier sonnent à toute volée. L’ange de l’Apocalypse est là : l’ange exterminateur. On voit alors des moutons gravir l’escalier vers le porche de l’église, bien plus nombreux que lors du premier enfermement, ils entrent dans l’église, et les portes se ferment.
Lové dans son canapé de confinement, on se dit alors : les animaux, après avoir retrouvé leur liberté, vont-ils prendre le pouvoir au détriment de l’être humain qui les a asservis ? On se dit encore : et si ces gens étaient tout simplement les citoyens des classes sociales les plus déshéritées, pour qui confinement est synonyme de promiscuité, et de grande souffrance ? À moins qu’ils ne soient le symbole de la répression par l’État des révoltes qui ne manqueront pas d’éclater après, quand le déconfinement aura redonné des ailes – et des gilets jaunes – à toutes les victimes de ce teigneux « maître des horloges » incapable de compassion, obsédé par la remise au travail, la mise au pas, la mise au ban : soignants, ouvriers, petites mains, tous ces gens qui ont permis au pays de continuer à vivre et n’ont cessé d’être écrasés, laminés par un pouvoir incapable de fournir au peuple autre chose que la violence, le mensonge, le mépris. Et, pour beaucoup trop, la mort.
Cette relecture au travers d’événements survenus soixante ans plus tard vous semble incongrue, indigeste, farfelue ? Vous vous demandez si le confinement a eu raison de ma raison ? Allez voir – ou retournez voir – L’Ange exterminateur, vous m’en direz des nouvelles ! En tout cas, elle ne fait que s’ajouter aux multiples interprétations que l’on peut faire de la plupart des films de Buñuel. Tel le chat de Schrödinger, L’Ange exterminateur ne se laisse pas cantonner à un seul état. Le spectateur n’a qu’à se baisser, et puiser ce qui lui convient : film onirique, iconoclaste, psychanalytique (les hallucinations visuelles et auditives, les excréments, les déchets), parabole religieuse. Si le film est tout cela à la fois, il se prête aussi, et avant tout, à une lecture marxiste. La satire de la classe des possédants, ankylosée dans ses préjugés ridicules, bouffie dans son pognon, son hypocrisie répugnante, au cœur du cinéma de Buñuel… Est-il possible de faire un parallèle entre cette société bourgeoise en train de pourrir, et de mourir, et la décomposition de la société de consommation capitaliste dont le Covid-19 a sonné le glas ?
Pour en juger, regardez L’Ange exterminateur.
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Jean-Jacques Reboux