Photo © Adèle O'Longh

Le Diable, tout le temps
de Donald Ray Pollock

Bondieuseries

J’étais passé à côté de ce livre, ce qui n’est pas très étonnant car je préfère en général lire des auteurs français, mais par la magie de Noël je l’ai trouvé sous le sapin.
Le roman a été un grand succès aux Etats-Unis – un film en a été tiré en 2020 – et en France. Il a été multiprimé (Grand prix de la Littérature Policière étrangère en 2012, Palmarès du meilleur livre de l’année par le Magazine Lire en 2012, prix Mystère de la critique en 2013, Trophées 813 du meilleur roman étranger en 2013), donc je vais carrément au secours de la victoire, mais tant pis, car c’est un roman extraordinaire.
Dans le genre roman noir, il va très loin. Presque tous les personnages sont dingues, méchants, pervers, ils vivent dans des milieux sociaux très dégradés, n’ont pas beaucoup d’espoir à l’horizon, et les quelques-uns qui ont un peu de moralité sont comme des anges démunis dont on se demande comment ils vont survivre dans cet univers de fous. Et bien sûr, ils ne survivent pas, du moins pas tous.
Ça pourrait être lassant, trop déprimant, mais non, et c’est là la force de Pollock, on est aspiré par cette histoire, on a envie d’en savoir plus, de voir comment ça va tourner, car ces trajectoires se percutent et on se demande lequel sera plus mauvais ou moins bête que les autres. On en arrive même à un point où on éclate de rire, par exemple avec un pasteur « renifleur de chattes », ou avec un prêcheur en fauteuil roulant qui meurt en regardant « un tas de sa merde couverte de mouches ».

« – Maintenant, ce soir, on va faire descendre l’Esprit Saint sur cette petite église. Ou du moins on fera tout notre possible pour y arriver, ça, je peux vous le jurer.
Et sur ces mots le gros garçon fit un accord sur sa guitare et frère Roy se penchant en arrière émit un atroce gémissement haut perché qui donnait l’impression qu’il essayait de secouer les portes du paradis. La moitié de l’assemblée faillit bondir de son siège. »

Le Diable, tout le temps mérite bien son titre, car ils sont tous perdus entre les griffes du Malin, que ce soit le pasteur pervers, le couple de tueurs en road trip, les prédicateurs allumés, le shérif corrompu et sa sœur pas (du tout) convenable. Même ceux qui s’en remettent à Dieu ne vont pas très bien non plus, à l’image de Willard Russell, rescapé de la guerre du Pacifique, qui fabrique un autel dans les bois et sacrifie des animaux (et pas que) pour sauver sa femme du cancer.

L’Amérique des années 1940-1960 décrite par Pollock va mal. L’alcool, le sexe, l’argent, les armes à feu, la religion sont autant de maux qui la minent, mais étrangement, c’est un univers fascinant, où tout est possible car l’écriture et la créativité de l’auteur sont marquées par une forte tendance à la disruption, et on aime être secoué, pris à contre-pied à chaque page, on en redemande.

« Le Greyhound effectuait son arrêt habituel à Meade, Ohio, à une heure au sud de Colombus, une petite ville où il y avait une fabrique de papier et qui sentait l’œuf pourri. Les étrangers se plaignaient de la puanteur, mais les gens du cru aimaient se vanter de ce qui leur semblait être le doux parfum de l’argent. »

Difficile de lire autre chose après avoir valsé avec les pervers, les tueurs, les putes et les jeunes filles qui font trop confiance aux pasteurs. Heureusement qu’après ça, la lecture des articles sur l’Ukraine ou la campagne électorale française nous donnent aussi des gémissements de désespoir, et l’envie de lire n’importe quoi d’autre.

Avec ce premier roman écrit à cinquante-sept ans, Donald Ray Pollock, qui était auparavant ouvrier puis chauffeur de camion dans une usine de pâte à papier, qui est passé par le creative writing à l’université de l’Ohio, fait un sacré carton.

François Muratet

Le Diable, tout le temps de Donald Ray Pollock, Le livre de poche (2014), Albin Michel (2012)

Photo © Adèle O’Longh