Le divorce de mes marrants
de Romy Trajman et Anaïs Straumann-Lévy

Malgré son ton de prime abord peps et léger, cet objet cinématographique non identifié accompagne une jeune femme, Romy Trajman, au moment où il s’avère vital pour elle de mettre les bras jusqu’aux épaules dans le bourrier familial pour pouvoir enfin s’en extraire et tracer sa route. C’est une enquête assez hallucinante sur quoi se tisse et se défait une famille, sans jamais cesser d’exister : non-dits, bonne volonté tacite et véritable angoisse, bloquages, courage impénitent, beaucoup d’amour incontestablement et tout autant de décalage, d’incompréhension, de tripes fumantes au soleil et de mises au point. Pas un seul des membres de cette famille n’est net, quoiqu’on puisse saluer au passage la pugnacité et la bravoure de Marielle, la mère un peu trop envahissante de Romy. Sa fille a hérité de cet entêtement bienveillant, qui fait preuve aussi de témérité en ne cédant jamais ni à l’intimidation d’où qu’elle vienne, ni au chantage sentimental.

Cette famille est unique, un peu plus que la moyenne, et on se demande comment le hasard a pu assembler des personnalités aussi disparates et aussi hautes en couleur. Comme l’indique le titre du film, le nœud gordien qu’il faudra que Romy tranche se situe au moment du divorce de ses parents, alors qu’elle était encore petite.

Cette enquête en temps réel sur les mécanismes qui concourent à faire des familles des berceaux invivables est passionnante en ce qu’elle n’occulte rien, et ne conduit à aucune condamnation. En revanche elle éclaire sur ce qui peut pourrir les relations, sans éluder la façon dont l’histoire avec une grande hache s’invite dans la chronique familiale : déni, blessure sentimentale, décalage, projection. En arrière-plan passent des spectres porteurs d’un héritage terrifique, et on regrette, à la fin, de ne pas avoir rencontré Éva, la grand-mère paternelle. On aura rencontré le grand-père paternel, déporté pendant quatre ans et qui semble de façon saisissante n’être jamais sorti des camps, et l’oncle déficient mental, comme sa mère semble-t-il, qui a l’air d’être une crème. Avec ces deux hommes, son père et son frère, le père peintre, Paul Trajman, goûte une étrange sécurité, dans l’appartement où il est né. On pressent que l’angoisse qui le tenaille est enracinée en lui depuis l’enfance et dépasse de loin son cas particulier.

Paul Trajman souffre de bipolarité, avec des « down » quasi aphasiques et des « up » volubiles, frénétiquement créatifs et frisant le délire, pendant lesquels il peut se montrer agressif et harcelant. Il ne mesure pas du tout l’impact que cela a sur ses relations avec sa femme et ses enfants, on se doute qu’il est épouvantablement maltraitant sans en prendre conscience. Ses hypothèses sur les causes du divorce ne prennent pour ainsi dire pas en compte ce détail. Quand Romy, à plusieurs reprises, insiste sur une journée qui a pris dans l’histoire familiale une dimension de légende, celle de la brit milah de Gary, son petit frère, où son père et elle sont arrivés vêtus de draps aux inscriptions pour le moins problématiques et où la famille maternelle a été séparée du reste de l’assistance, il s’explique, élude ou s’emporte. De même quand sa fille insiste sur les années d’errance après le divorce, dues à son harcèlement.

Mais Romy, qu’il appelle Sarah puisque tel est son nom sur l’État-Civil, ne lâche jamais le morceau. Elle ne se laisse ni embobiner ni intimider par ce père charmant et fantaisiste dans l’esprit duquel les obsessions semblent se croiser comme de gros cétacés aveugles. Et elle ne se laisse pas intimider non plus par son affectueuse et passablement papelarde grand-mère maternelle Louise, qu’elle traque dans ses derniers retranchements, jusqu’à ce qu’on comprenne qu’en-dehors des conventions admises, la place des adultes et celle des enfants, sans préjudice des droits de l’homme au sein de son foyer, il y a dans son déni hargneux un amour paranoïaque et une véritable terreur que l’icône sacrée odieusement gribouillée, étai de toute une vie de dévouement, coule à pic dans la plus sordide médiocrité. Pour finir elle acceptera à contrecœur d’être décillée aux forceps.

Lorsqu’enfin le frère et la sœur sont réunis, ils évoquent aussi une enfance assiégée où la mère les avait enrôlés contre le monde entier, à la gloire des familles monoparentales. On ne peut s’empêcher de la comprendre, bien qu’elle semble avoir poussé le bouchon un peu loin, et particulièrement avec sa fille. Embrigadée dans le projet maternel de revanche, celle-ci a quitté l’école et travaille à leur boîte de prod commune « famille monoparentale » depuis sa pré-adolescence, à tel point que comme elle le dit en préambule, les préoccupations des filles de son âge (21 ans) ne l’effleurent même pas.

Il est divertissant et souvent cruel de confronter les points de vue de chacun. Entrelardé d’images des grands et petits moments du passé tirées des archives familiales (et peut-être d’un film sur l’art de Paul Trojman), le film s’achève sur une touchante cérémonie à laquelle tout le monde participe de bon cœur. Et on se prend à aimer vraiment cette famille où chacun aura eu le courage de regarder sa lâcheté en face, même si c’est le temps d’un soupir, pour aider une jeune femme à défaire les liens qui l’entravent encore, au seuil de sa propre vie. Coup de chapeau aussi à Anaïs Straumann-Lévy, qu’on ne voit pas mais par les yeux de qui on regarde chacun et chacune, et dont on subodore que la présence agit comme une protection sur Romy, dans la mission aventureuse et risquée qu’elle s’est donnée : affronter ces dieux que furent les adultes, devenus des égaux par la vertu du temps passé.

Lonnie

Le divorce de mes marrants, film franco-belge de Romy Trajman et Anaïs Straumann-Lévy, 2022