Le Grand combat
de Ta-Nehisi Coates

Des Black Panthers aux panafricanistes de NationHouse, d’un ghetto à l’autre, de l’obsession des marques au rap engagé, on suit avec grand intérêt le témoignage de l’auteur qui passe de l’enfance à l’adolescence, en pleine ère du crack, et tente, entre les coups et les balles, de se forger une identité.

Ta Nehisi Coates, né en 1975 dans la banlieue noire sinistrée de West Baltimore de parents ex-Black Panthers qui, fidèles à leurs valeurs, lui transmettent un système de croyances fondamentales aussi utile que synonyme d’isolement. Entre un père imprimeur-éditeur de livres militants « obsédé par le monde tel qu’il aurait dû être », qui se consacre à la réhabilitation de l’histoire noire – et l’éduque à coups de sermons, de textes, et parfois de ceinture –, et une mère qui ne s’avoue jamais vaincue, il grandit dans une fratrie disparate. Même s’il ne remet jamais en cause le droit de son père à lever la main sur lui dans ces années 80 où, dit-il, tous les parents qui se souciaient un tant soit peu de leurs enfants leur administraient des corrections, il balance entre une admiration éperdue pour celui qui protège ses enfants de la violence extérieure tout en les poussant à s’y confronter, tentant d’en faire des Conscients en route vers L’éveil, et la révolte contre ce dictateur qui l’oblige à travailler pour sa maison d’édition, estime ne rien lui devoir hormis la paternité, ne s’excuse jamais de rien, et applique sans férir les règles qu’il s’est fixées, tel l’ultimatum qui se balance au-dessus du petit Ta Nehisi comme de ses frères et sœurs : « À dix-huit ans, tu quitteras cette maison. »

« Et il se mit à me frapper à tour de bras, sa main animée par un QI aussi ancien que l’esclavage. Une énergie vitale transmise de génération en génération, qui prenait sa source chez ces mères prêtes à tout pour protéger leurs fils du fouet, puis du bûcher, de la corde et du gros shérif. Mon père frappait avec la force d’une armée d’esclaves révoltés. Il frappait comme la peur, comme si le monde se refermait et l’acculait. Il frappait pour me sauver la vie. »

En grandissant dans un monde ultra-violent où le chemin de l’école, dès l’élémentaire, est le lieu de tous les dangers, et où les enfants n’ont d’autre option que de se constituer en bandes pour survivre, Ta Nehisi doit plier sa nature rêveuse et pacifique à la réalité de la rue. Même s’il lit beaucoup, invente des histoires et renâcle devant les bagarres, il devra apprendre à se battre – comme le petit garçon de Black boy de Richard Wright poussé par sa mère à retourner encore et toujours se prendre une correction jusqu’à ce qu’il soit capable de se défendre –, formé par un père qui a lui-même été éduqué sur le principe du : « Fils, le premier qui te dit quelque chose, tu lui flanques une beigne et tu essaies de le tuer. »

Tandis qu’à West Baltimore la situation empire et que les gamins tombent par centaines chaque année, tués par balles ou sous les coups, Ta Nehisi découvre le hip-hop et relie la Connaissance de son éducation à celle du rap. « Une mémoire collective retrouvée finissait par émerger de ce chaos sonore. (…) Chuck D nous rappelait les diables blancs qui nous distribuaient de la drogue et des flingues, comme autrefois ils avaient donné aux Indiens des couvertures contaminées par la variole. Aveuglés, corrompus et consumés par le libéralisme économique de Reagan, le crack et la criminalité, nous nous étions égarés. Mais on était en 1988. Il était temps de racheter ces années d’abjection, de reprendre les armes et de se comporter en hommes. »

À 13 ans, Ta-Nehisi se tourne donc vers la Conscience, parce que, dit-il, il n’y a rien d’autre. C’est « la seule magie pour combattre le daim, le cuir et l’or ». Comment être digne d’un père « aux idéaux qui brillent d’une lumière si vive qu’ils le rendent aveugle même à ceux qu’il aime », qui n’a jamais dévié de la ligne de conduite qu’il s’était fixée et a « tout sacrifié pour des anciens détenus, des mères abandonnées et des enfants noirs égarés » ? L’adolescent se met à écrire des textes et à rapper. « Partout où se portait le regard, les rappeurs se réclamaient de Marcus Garvey et hissaient les couleurs du panafricanisme. (…) Sous l’égide du hip-hop, on ne vivait jamais seul, on ne marchait jamais seul. »

Petit à petit, Ta-Nehisi trouve sa place, il travaille suffisamment pour entrer dans un bon lycée. Mais il se retrouve constamment rattrapé par une violence qu’il a trop bien intégrée. « Nous savons comment nous mourrons : de la main de cousins, double meurtre et suicide. (…) Nous sommes tout en bas de l’échelle, et tout ce qui nous sépare de la bête sauvage, tout ce qui nous sépare du zoo, c’est le respect. »

Des filles, il parle peu, si ce n’est pour dire qu’il ne sait pas s’y prendre avec elles, qu’il y a des garderies dans les lycées, des filles mères ou enceintes dans chaque classe, menacées par le sida, les coups ou les balles perdues, sans compter les phrases racistes des garçons perpétuant la hiérarchie fondée sur la couleur : « Tu es mignonne, pour une fille à la peau foncée ».

L’auteur finit par prendre ses distances avec un hip-hop qui a perdu son phrasé politique. « Les nouvelles voix se voyaient embrigadées par le culte de la mort. Des frères qui une semaine plus tôt célébraient le nom de Malcom se retrouvaient transformés en gangsters de studio, à buter tous les négros en vue. (…) Ces mecs étaient durs partout où il ne fallait pas : ils s’en prenaient aux femmes et aux pédés, prétendaient régner sur la rue, avant de fuir dans le sillage de la Bête. »

C’est bien d’un parcours du combattant dont témoigne ce livre. Ta-Nehisi Coates, dont Toni Morrisson disait qu’il comblait le vide intellectuel laissé par la disparition de James Baldwin, a survécu et est devenu l’essayiste et écrivain que l’on sait. Grâce, nous dit-il ici, à des parents qui lui ont dévoilé la Connaissance et l’ont élevé comme un guerrier, au hip-hop qui « lui a sauvé la vie » et à une famille étendue qui l’a ancré dans un corps collectif ; « Je rends hommage à ce que ces hommes et ces femmes ont fait pour moi, à ces rites anciens qui nous ont sauvés d’une époque impitoyable. »

Kits Hilaire

Le Grand combat, de Ta-Nehisi Coates, Autrement, 2017