Ce roman réalise une sorte de tour de force en brassant de nombreuses histoires liées au contexte chargé de l’été 1962 à Marseille : la guerre d’Algérie se termine, OAS et FLN règlent des comptes, les pieds noirs débarqués ne sont pas en reste pour ce qui est de l’activisme revanchard, la French Connection en est à ses débuts, elle provoque des conflits entre truands, attire les flics pas nets, irrigue certains clans de la pègre et frustre les autres. Lorsque des audacieux font main basse sur une cargaison qui ne leur est pas destinée, c’est le jackpot. Mais gare, la scoumoune peut suivre.
Plus loin que la guerre d’Algérie, la Résistance est encore dans les esprits, les souvenirs sont vivaces, ils s’accompagnent de leur lot de trahisons pas claires, d’assassinats non élucidés et de non-dits familiaux.
À cela s’ajoutent des rivalités politiques entre gaullistes et communistes, on devine la présence de Gaston Defferre, de ses amis truands les Guérini, tandis que le SAC avec ses porte-flingue est prêt à tout.
C’est dire si le lecteur doit s’accrocher. Mais en contrepartie l’histoire est pleine de rebondissements, d’imprévus, de retrouvailles plus ou moins heureuses, d’un peu de romance aussi, car tous ces costauds ont un cœur, les filles sont jolies, il fait beau, peut-être trop chaud mais personne dans ce roman ne va à la plage, curieusement.
Les deux héros sont deux flics chargés d’élucider une horrible histoire de cadavres d’Algériens vidés de leur sang. Ils ne sont pas potes et même tout les oppose, mais le bon sens et la dure réalité des rapports de force vont leur donner l’occasion de solder ce qui peut l’être, de rétablir la vérité du moins quand elle est dicible, et d’aller la chercher dans leur propre tragédie familiale. Ce qui fait que certaines ardoises s’effacent tandis que les services rendus en remplissent d’autres. La compromission est sans fin.
Gérard Lecas écrit avec une langue précise, parfois un peu lyrique, globalement sobre. Ce qu’il raconte est tellement foisonnant que c’est tant mieux. Sa virtuosité est dans la gestion d’une histoire complexe, dans ce tourbillon de violence, de rancœurs, mais aussi de compassion, de pitié pour ses personnages, pas tous, qui se débattent, s’entraident et baissent la tête car les balles volent bas dans l’air surchauffé de Marseille.
Le sang de nos ennemis est un bon polar, il met en valeur de nombreux thèmes avec une forte diversité de personnages, il ravira ceux qui aiment les histoires échevelées.
François Muratet
Le sang de nos ennemis, Gérard Lecas, Rivages, 2023
Illustration : Le sang de nos ennemis © Gina Cubeles