Photo © Adèle O’Longh

Il est des hommes qui se perdront toujours
de Rebecca Lighieri

Dès le début du récit, on plonge dans l’enfance meurtrie. Enfants que l’on n’a pas laissés s’épanouir, comme ces « trois fleurs décapitées dans un vase » dont parle l’auteure. Rebecca Lighieri, pseudonyme de Bayamak-Tam, déclare écrire des romans noirs sous ce pseudo. Pourtant son histoire s’écarte de ce qu’il est coutume d’appeler un roman noir. Certes, le roman débute par l’assassinat de Karl, père de la famille Claès, dans « une sorte de règlements de compte. Un assassinat violent, sauvage qui traduit une haine féroce de l’assassin ». Mais l’on devine vite l’identité du meurtrier, ce n’est pas vraiment le sujet du livre. Rebecca Lighieri ne peut pas s’empêcher de faire du Bayamak-Tam. Les romans de l’une et de l’autre se rejoignent par bien des points.

La famille Claès vit dans une cité des Quartiers Nord de Marseille : la cité Arthaud, où Karl fait régner la terreur parmi ses gosses. Le responsable de leur enfance bafouée et massacrée, c’est lui. « Les problèmes se règlent par des baffes, les humiliations, une violence de tous les jours ». Dans cette famille, le grand frère Karel, avec sa gueule d’ange, est le narrateur du récit. Sa sœur Hendricka, qui deviendra une beauté hors du commun, cherche à se frayer un chemin dans cette existence délétère. Et le dernier, Mohand, « le dégénéré, le gogol, le triso », ainsi que l’appelle son père, ne connaît que la peur, la brutalité physique et morale. C’est lui qui endure le plus gros de la violence du père. Pour ces trois-là, le sentiment le plus familier est la terreur. Mohand cumule dès sa naissance des symptômes maladifs : malformation cardiaque, perte auditive, fente palatale, perforation de l’anus. Enfant de la douleur, surprotégé par sa mère, Loubna, qui ne partage que parcimonieusement sa culture kabyle. Cette mère impuissante à contrer la violence du père, excepté avec Mohand pour lequel elle s’interpose, avec la volonté de réparer ses blessures. « Il n’y a que Mohand qui puisse la rendre heureuse avec son malheur. »

La cité Arthaud, avec son lot de camés, de voyous, de délinquants. Un lieu de relégation, de marginalisation. Un monde fait de débrouilles et de combines, auquel Karel tente d’échapper. Comment faire pour oublier la cité, « avec sa décharge sauvage, ses ascenseurs déglingués, ses coursives taguées et ses caves pourries » ?

Le regard de Rebecca Lighieri sur cette enclave abandonnée à son sort n’est pas un regard misérabiliste, mais celui d’une professeure habituée à travailler avec des exclus laissés sur le bord de la route. Karel vomit la pauvreté dans laquelle il grandit et n’est pas sûr de pouvoir en sortir. Une chanson de NTM alimente sa rage, « Nous n’avons rien à perdre car nous n’avons jamais rien eu ». Changer quelque chose au déterminisme social est-il possible ? Karel, le seul de sa famille à poursuivre ses études, s’accroche pour être aide-soignant, avec l’espoir de devenir peut-être un jour infirmier. Le père, « qui n’en finit pas de mordre la poussière, de s’abîmer dans l’alcool et la drogue », traîne ses enfants de casting en casting. Rêve de sortir de la pauvreté, de toucher le jack-pot. Il est vrai qu’Hendricka et Karel sont beaux comme des dieux. On se retourne sur eux avec admiration. Seul Mohand attire des regards affligés.

Rebecca Lighieri nous raconte la trajectoire chaotique des enfants, de l’âge ingrat jusqu’au devenir de jeune adulte. Que vont-ils faire des traumatismes laissés par la cruauté du père, le silence de la mère « l’injustice insupportable d’être nés pauvres et d’en baver tous les jours » ?

Karel, qui ne veut pas végéter dans la cité, s’aventure un jour dans un camp de gitans, monde de parias auxquels il peut s’identifier, où vit Rudy, son copain d’école. Il trouvera au contact de cette grande famille l’entraide, la générosité et son premier grand amour, Sheyenne. Il va apprendre à l’aimer. Pour le malheur de celle-ci comme pour le sien. Le thème de la sexualité si cher à Bayamak-Tam est décrit ici dans sa complexité, ses contradictions, comme produit d’une histoire personnelle emplie de zones d’ombres. Le camp appelé Passage 50 deviendra un endroit mythique où expérimenter des moments de bonheur, « le camp sauvera son enfance du désastre absolu ».

Puis Karel, devenu adolescent, déambule la nuit dans les rues de Marseille. Nous découvrons avec lui d’autres quartiers, d’autres milieux, Pour se sortir à tout prix de la misère, de la cité, du Passage 50, Karel veut assouvir ses désirs de fric, de luxe, de vie facile. Il fréquente des filles de riche à l’avenir tout tracé, sans toutefois perdre sa conscience de classe. Pour autant, il n’est pas sans contradiction, sans tâche, sans violence ou blessures infligées aux autres. Il est parfois rattrapé par la résignation, les paroles de IAM comme un avenir qui tourne court. « Pourquoi chez moi le rêve est évincé par une réalité glacée ? Ou de révolte c’est selon. Et lui a droit à des études poussées ? La vie est belle, le destin s’en écarte, personne ne joue avec les mêmes cartes. Tant pis on est pas nés sous la même étoile. » Des chansons des années 80 parsèment l’univers de la cité. Chansons d’amour d’une vraie culture populaire.

Karel commettra plus tard l’irréparable et en sera à jamais fissuré, comme dans la chanson de Marvin Gaye : « Elle parle de nous, c’est-à-dire de types mal barrés, qui vont mal tourner et surtout mal finir – autant dire des moins que rien – tant qu’on se crèvera entre nous sur des tas d’ordures, tant qu’on se crackera bien la gueule avec nos petits cailloux, la société passera ça par pertes et profits. Et si les pertes sont négligeables, les profits sont loin de l’être : la sélection s’opère naturellement, sans intervention extérieure, sans déploiement des forces de l’ordre – pas besoin de ligne budgétaire – y a qu’à nous laisser faire, bingo. »

Dans ce récit, où R. Lighieri s’applique à nous décrire les liens pervers familiaux, Loubna entretient avec Mohand un amour maternel criant de folie. Quand celui-ci cherche à prendre son indépendance, à devenir un enfant comme les autres, Loubna le souhaite « malade, souffrant, amoindri pour maintenir son emprise sur lui ». Karel en vient à désaimer sa mère tandis que Mohand reste fou d’amour pour elle. « Loubna qui n’a jamais su exister face à ce mari brutal qui ne lui a prodigué des soins que pour contenir sa folie », Loubna, aliénée à ce salaud de père qui devra expier la faute impardonnable « d’avoir fait de Mohand un étranger au sein de sa famille. Un étranger contraint d’aller chercher un peu de chaleur humaine » au Passage 50 « chez d’autres étrangers, les plus étrangers de tous, finalement, ceux à qui on a toujours bien fait sentir qu’il n’étaient pas chez eux ici et qu’ils ne le seraient jamais ».

La fin de l’histoire nous laisse sans voix, sans souffle. Finalement Bayamak-Tam ou R. Lighieri, on se laisse happer avec le même plaisir par cette écriture si sobre, si juste, pour raconter l’impact de la pauvreté dans une famille dysfonctionnelle et maltraitante.

Francine Klajnberg

Rebecca Lighieri : Il est des hommes qui se perdront toujours, Editions POL 2020

Photo © Adèle O’Longh