C’est un roman rouge, clairement, parce que les gueuloirs de Lorraine crachaient du métal incandescent, parce que la contestation sociale à l’époque des derniers combats sidérurgiques de la fin des années 1970 était armée de drapeaux rouges, parce qu’aujourd’hui les héritiers (genre barrés de la caisse, il faut bien le dire) des héros vaincus de la classe ouvrière ont des idées de meurtres sanglants et ils les mettent à exécution avec une certaine facilité, voire une sorte de désinvolture, l’abus des drogues modernes y étant pour quelque chose.
Le roman commence d’ailleurs sur le thème de la couleur et c’est vraiment une réussite :
« Les nuits étaient rouges comme l’acier en fusion qui éclairait de l’intérieur les carcasses noires des hauts-fourneaux.
Martèlements, sifflements, hurlements industriels dans son crâne. Les nuits étaient rouges des fusées éclairantes brandies au sommet du crassier, qui illuminaient les visages charbonneux de la colère et du désespoir, les yeux luisants de l’angoisse.
L’odeur de poudre, de sulfures et de méthane lui prenait la gorge, il aurait fallu boire quelque chose, maîtriser ces tremblements.
Les nuits étaient rouges des incendies allumés sur l’autoroute. Les cornes de brume étouffaient le vacarme des hélicoptères dont les carapaces d’acier brillaient sous la lumière de la lune. Les gyrophares de la police et des ambulances étaient tenus à distance par des fusils de chasse et des lances-pierres. Les gaz lacrymogènes formaient une brume sanguine qui dansait autour des fumées noires et orange des pneus de tracteurs et de semi-remorques en feu. »
Avec ce huitième roman, Sébastien Raizer retourne à ses terres d’enfance pour situer le cadre de son récit, alors qu’il vit au Japon depuis 2014. Ça se passe à Thionville, avec un commissaire adjoint novice et déraciné, un lieutenant étrange qui fait peur à ses collègues et qui se charge d’éduquer l’adjoint, l’ambiance est glauque et poisseuse en cet été caniculaire, tout le monde sue et cherche la climatisation, tout le monde énerve tout le monde, la violence est là, partout, dans les actes comme dans les discours. Elle se manifeste rapidement avec un dealer cloué à un mur par un carreau d’arbalète, arme terrible qui a la commodité d’être en vente libre, et l’enquête commence, devient vite compliquée parce que d’autres meurtres sont commis avec la même arme, ou presque, et si le lecteur sait qui tue qui par la magie de la multifocalisation, on n’en reste pas moins hébété par la sinuosité des motivations des uns et des autres.
L’écriture est vive, poétique parfois, crue assez souvent, elle suinte la violence et la rage qui animent ce récit.
« Donc, j’ai rien vu. J’étais à genoux et d’un coup Bichiki a arrêté de m’insulter et m’a lâché les cheveux. Je sens qu’il se passe un truc. Je me retourne et ce taré est là, à moins de cinq mètres, il a quelque chose à la main et tchac ! Les deux connards de bicots se barrent en courant, alors que d’habitude ils n’arrêtent pas de faire les malins avec leur calibre. Je reçois une giclée chaude dans le cou. Je regarde Bichiki et il y a un truc qui lui sort de l’œil. Il a des spasmes, du sang gicle de partout. Ensuite, il est mort. Et je me tire en vitesse. »
Dans ce décor désindustrialisé, où les gens vivent avec le souvenir de la gloire d’antan lorsque la sidérurgie tournait à plein régime dans la vallée des anges, lorsque les ouvriers n’avaient peur de rien parce que leur contribution à la valeur ajoutée était indispensable aux barons de l’acier, lorsque les syndicats s’enorgueillissaient de leur toute-puissance, dans ce décor postindustriel donc, la police joue parfois son rôle de gardien de l’ordre social d’une drôle de façon, et c’est ce que va découvrir Simon Keller, le commissaire adjoint. Il finit par comprendre comment ça tourne pour de vrai dans ce commissariat où le commissaire reste dans son bureau et ne prend aucune décision. Mais une fois que le mal est identifié, reste la question du traitement, et ça n’est pas simple.
Outre les policiers à la ramasse et les morts à l’arbalète, ce roman raconte de manière trop allusive à mon goût, mais c’est déjà un bonheur qu’il le fasse, les luttes sociales violentes qui ont agité tout le pays lorsque le démantèlement de la sidérurgie est devenu une politique affichée, et à l’intérieur de ce conflit les luttes entre factions syndicales, entre personnalités, luttes qui ne se terminent pas bien, et c’est d’ailleurs l’autre point de départ du roman : un syndicaliste a été retrouvé momifié dans un crassier, quarante ans après sa mort.
Tout l’art de Raizer est de faire monter la sauce à partir de ces pistes criminelles, de mêler ces histoires et d’en rajouter d’autres, de surprendre le lecteur plusieurs fois, de mêler le rêve à la réalité, les imprécations philosophiques à la crudité de la mort violente. C’est assez réussi, enlevé, bien noir et bien serré, pas toujours convaincant à force de rebondissements, mais on aime tellement les surprises qu’on ne saurait lui en vouloir.
Les Nuits rouges de Sébastien Raizer est un roman à lire, assurément.
François Muratet
Sébastien Raizer, Les Nuits rouges, Série Noire, 2020