Illustration @ Gina Cubeles 2020

Les optimistes
de Rebecca Makkai,

Dans ce roman dont la construction même est une narration parallèle, on chemine sur deux unités de temps par le biais de deux personnes qui furent amies : L’une commence dans les années 85-86 à Chicago et nous est narrée par le prisme de Yale, jeune gay provincial tombé du ciel dans Boystown, sensible et anxieux, féru d’art et cherchant sa place, et l’année 2015, 30 ans plus tard, à Paris, où Fiona, qui fut pour son frère Nico et toute la communauté gay de Chicago une mère enfantine, est à la recherche de sa fille Claire qui la refuse.

Le roman traite de multiples sujets qui s’entremêlent : l’épidémie de Sida qui fauche les vies comme une guerre, la parentalité toujours problématique, l’amour. C’est un remarquable roman d’amour dans la mesure où l’amour est le moteur de toutes les actions, sur toutes les scènes : l’amour fraternel, le premier, celui qui unit Nico et Fiona, toutes les déclinaisons d’éros dans les couples changeants de jeunes gays, tiraillés entre l’impétuosité érotique et le conjungo à l’heure où la faucheuse se déchaîne, mais aussi l’amour fou à l’origine d’une exposition majeure qui traverse le roman, et enfin l’amour filial toujours déçu, l’amour maternel cabossé. Il y a une lignée de mères rejetées dont la dernière a une petite fille en forme de points de suspension dans le récit. La faillite des mères est l’un des sujets périphériques du roman, mais de multiples parents de substitution surgissent, trop jeunes ou trop vieux, qu’importe. Comme si la parentalité ne découlait pas d’un fait biologique mais de l’aptitude innée de certaines et certains à prendre soin des autres. Et certaines mères tentent de rattraper leurs failles, tandis que d’autres n’y songent même pas. Il est à remarquer que les enfants sont, dans ce livre, largement aussi effrayants dans leurs abus que les parents.

Le legs qui fondera l’exposition permanente qui traverse et structure le roman, constituant la seule chose qui ne meurt pas, ne change pas, ne cesse de prendre de la valeur, comprend des Pascin, des Hébuterne et des Modigliani, des Foujita et des Soutine, tous ayant pris pour modèle la grand-tante de Fiona et Nico, Nora, dans les années 20. Il comprend aussi des artistes mineurs, dont Ranko Novak, le grand amour de Nora. Les œuvres forment un rayon de lumière où s’accroche la narration du roman, rajeunies par leur restauration, tandis que tombent les jeunes gens. Yale aime l’art, Nora et Nico étaient des artistes, sans doute Claire, la fille de Fiona, pourrait-elle en être une. On comprendra au fil de la lecture non seulement l’étrange titre du roman, mais aussi en quoi les destins de Yale et Fiona sont si intimement liés qu’ils se partagent le récit et semblent se répondre à trente ans d’intervalle. Bien qu’il soit très dur, traversé par la maladie mortelle, les trahisons, le manque et le chagrin, cette histoire aux multiples fils est pleine d’énergie et de drôlerie. Elle éclate de jeunesse et d’insouciance, mais est minée par la culpabilité et l’inconscience. Il y a de constantes tragédies et des miracles. Tous les personnages sont complexes, on peut voir au fil du récit plusieurs de leurs facettes, assez pour savoir qu’ils en ont d’autres. Rapidement, le roman se peuple de survivants provisoires, ceux qui ont difficilement et avec bravoure survécu au chagrin, mais ne survivront pas tous à la maladie, et ceux, rares, qui survivent à tout.

Fiona, qui était en si radicale révolte contre sa famille, verra sa fille la fuir et lui en vouloir profondément de tout ce qu’elle n’a pas été pour elle, tandis qu’elle l’était pour tous les habitants de Boystown. « Sainte Fiona de Boystown », comme l’appelle Claire avec amertume, a raté sa fille. Personne ne peut figurer sur tous les tableaux à la fois.

Le style est sans effets, très direct, les dialogues dont les dialogues intérieurs y tiennent une place éminente, rendant le roman très fluide, très vivant.

 » Teddy se mit à rire.
— Tu te souviens quand Charlie a gueulé contre Nico ? Devant le Paradise ? demanda-t-il.
C’était avant que Nico tombe malade. Il avait sorti : « Je pense qu’on risquera moins de se faire tabasser, tu me suis ? Les gens ont peur du sang. Enfin, ils pourraient nous balancer des trucs, mais personne ne va te balancer son poing dans la gueule en sortant d’un bar, hein ? » Et Charlie avait rétorqué : « Tu te fous de moi ? Le nombre d’agressions a triplé. Tu devrais essayer de lire le journal dans lequel tu dessines. Triplé, Nico ! » Pendant tout le reste de la soirée, ils avaient passé leur temps à imiter Charlie. Triplé ! Désormais, ma consommation de bière va tripler, c’est sûr ! «

La densité des personnages est remarquable. Il n’y en a qu’un qui s’avère prodigieusement manipulateur et retors sous des abords plutôt patelins. Bien que dans la partie portant sur les années 85 à 91 on ait du mal parfois à entrer dans le point de vue de Yale tant il est ingénu, tout en adhérant à son émouvante personne, on est estomaqué de la brusque révélation du seul vrai méchant de l’histoire, une sorte de démiurge barré. Pour le reste tous les personnages sont en éblouissantes demi-teintes. Et plus encore que tous les thèmes abordés sous divers angles, plus encore que cette réussite magnifique de montrer une vue d’ensemble sur une atroce tragédie collective en passant par des destins individuels savamment fouillés et éclairés, c’est cette incroyable personnalité fictionnelle des différents acteurs qui fait de ce livre une réussite parfaite, le sentiment qu’il s’agit d’un pan de vie très proche, de nos voisins, de nous, que nous aussi aurions été enthousiastes, perdus, bravaches, piégés, démolis, lamentables et en dépit de tout optimistes, de grands croyants.

Lonnie

Les optimistes, Rebecca Makkai, trad Caroline Bouet, Les Escales, 2019

Illustration Pourtout3 @ Gina Cubeles 2020