Photo © Adèle O’Longh

Malika
généalogie d’un crime policier
de Jennifer Yezid

En ces temps où le racisme s’exprime de façon débridée, ce livre nous rappelle à la réalité crue de l’injustice. Celle qui se perpétue dans le déni et une cécité obstinée, celle qui finit par pourrir tout le corps social d’un pays qui n’a jamais voulu regarder en face les conséquences de la colonisation et que cet héritage empoisonne.

Le 24 juin 1973 au matin, la petite Malika Yezid, dernière-née d’une famille algérienne, qui a fêté ses huit ans quelques jours auparavant, descend jouer avec ses copines dans le terrain vague où les enfants se retrouvent, entre les immeubles de la cité de transit des Groux, à Fresnes. Des gendarmes cherchent son frère Nacer, âgé à l’époque de quatorze ans. Il se serait rendu coupable d’un vol. La fillette, appelée par sa mère, se met en devoir de rentrer un peu trop vite, et cela éveille leur soupçon. Les deux gendarmes se mettent alors à lui courir après en criant, ce qui la pousse à se dépêcher encore plus. Elle a juste le temps de gravir les deux étages et d’arriver, échevelée, chez elle. Elle avertit son frère, qui parvient à surprendre le premier gendarme mais pas le second, remonte, claque la porte de l’appartement, passe par la fenêtre de la cuisine et en s’aidant d’un arbre descend à terre, tandis que les gendarmes lui tirent dessus à bout portant, sans succès. Il réussit à s’enfuir. Quelques minutes plus tard les gendarmes excédés s’introduisent de force dans l’appartement (« dégage bougnoule, sale bicot »). Mustapha, le frère jumeau de Malika, hors de lui de les voir traiter ainsi son père, manque être rudoyé par un gendarme, mais Fatima, la mère, s’interpose. L’autre gendarme va à la chambre des filles, reconnaît Malika, sort son arme et fait sortir les deux sœurs pour s’enfermer avec elle. Pendant un quart d’heure d’horreur pure et tandis que l’autre gendarme menace Saïd, le père, de son arme, il s’acharne sur la petite de huit ans qui appelle à l’aide, supplie sa mère de la secourir, tandis que résonnent les coups dans les murs et les menaces édifiantes : « Je vais t’interroger comme au temps de la guerre d’Algérie ».

Lorsque la brute en uniforme sort de la chambre, il y a du sang sur le papier peint, la fillette s’est pissée dessus, elle est trempée, elle a juste le temps de rejoindre ses parents avant de s’effondrer. Deux heures plus tard et avec difficulté, les gendarmes ayant cadenassé la porte de la cité, elle est emmenée en ambulance à Saint-Vincent-de-Paul, où on décèle une lésion cérébrale. Appelés par les médecins, les gendarmes affirment avec aplomb que c’est le père qui a giflé sa fille pour les avoir traités de « sales flics ». Tombée dans un coma de stade II, Malika est transférée à la Salpêtrière, où les neurochirurgiens diagnostiquent un traumatisme crânien et une hémiplégie faciale. Elle meurt quatre jours plus tard, le 28 juin, sans avoir repris conscience.

Les mêmes questions en boucle se posent, aujourd’hui comme hier. Le racisme n’est jamais interrogé comme une pathologie sociale. Il s’y mêle pourtant une forme fanatique de haine qui cherche l’expression physique, violente, et recherche le plaisir sadique. L’addiction à la violence, selon le professeur Daniel Fabre, est souvent corrélée (chez les adolescents) à une addiction à la pensée dogmatique. Peut-être que certaines théories politiques ne sont que les faux nez d’un sadisme collectif latent qui cherche une légitimité et un champ d’expression, et surtout un champ d’application. Les gendarmes qui ont molesté Malika sont les mêmes qui ont tiré à bout portant sur son grand frère, un gosse de quatorze ans qui cherchait à les fuir. Ils n’ont pas caché leurs motivations racistes.

La réverbération avec les évènements récents est terrible. Le soutien et les félicitations adressées à un policier qui a abattu le 27 juin au matin, à Nanterre, un gamin de dix-sept ans comme au ball-trap (« Je vais te tirer une balle dans la tête », « Shoote-le ! »), la cagnotte de soutien à la famille du meurtrier totalisant un million six d’euros, produisent un drôle d’écho, à cinquante ans d’écart.

Si le destin de la famille de Malika frappe par l’anéantissement de toute une lignée après cette horreur jamais traitée mais jamais oubliée non plus, le livre est profondément réparateur, qui va chercher cette famille massacrée pour la tirer à la lumière dont elle a été privée.

Ce récit est entrepris par Jennifer Yezid, nièce de Malika, qui a perdu sa mère alors qu’elle était placée, à l’âge de dix-huit mois. Les survivants et témoins de l’époque se comptent sur les doigts d’une main, mais à l’aide de cette enfant perdue surgie du néant et dont le fils va bientôt avoir l’âge de Malika, ils exhument un à un, une à une, les membres de cette lignée maudite. Et le miracle se réalise. Comme le dit Rachida Brahim dans sa magnifique postface à ce livre qui est comme un parcours initiatique : « Dessinez votre arbre généalogique comme on le fait habituellement en vous plaçant à la base et en mettant au sommet les ascendant.es les plus éloigné.es de vous. Dessinez même mal, même bancal, même avec ceux et celles dont vous ne savez rien, pas même le prénom. Dessinez. Puis retournez l’arbre. Par ce geste, vous n’êtes plus le tronc de l’arbre qui porte sur ses épaules le poids de la lignée et des traumas. Vous êtes la cime, c’est votre famille et vos traumas qui vous portent comme ils ont porté Jennifer Yezid, c’est la sagesse de votre sang qui vous dicte les remèdes à l’ineptie et à la folie du monde social. »

Fatima, la grand-mère maternelle, est la première à refaire surface dans la vie de Jennifer. À l’époque où elle fait les démarches nécessaires pour entrer en contact avec sa petite-fille, en 2002, elle a perdu un à un tous ses enfants, sauf Nacer, renvoyé en Algérie chez son oncle car à quinze ans il faisait trop de bêtises. Cette grand-mère impressionnante de force, dont le mari est mort peu après le meurtre impuni de sa plus jeune fille, s’est retrouvée seule avec des enfants en état de choc qui tombaient dans l’addiction et parfois la battaient si elle voulait les empêcher de se détruire. Ils lui ont été retirés pour être placés en foyer ou en famille d’accueil après la mort de Malika. Elle n’obtient pas la nationalité française et peine à trouver un travail, car « Les parents sont responsables des délits de leurs enfants mineurs » lui dit le maire de L’Haÿ-les-Roses.

L’État français, en revanche, n’est pas responsable du meurtre par tabassage perpétré par un gendarme français sur une enfant de huit ans.

Entre 1988 et 2000, la mère et la tante de Jennifer se suicident, un oncle (le frère jumeau de Malika), devenu SDF, meurt dans la rue, l’autre meurt d’une overdose. Nacer, cet enfant de quatorze ans sur lequel les flics tiraient et dont ils tuaient la petite sœur, aura, on s’en doute, une vie chaotique. Mais Jennifer recueille bribe à bribe l’histoire de cette famille détruite par le racisme des gendarmes, la complicité de la Justice, l’indifférence féroce de l’État, enterrée par les services sociaux qui ne voient que des défaillances individuelles dans le destin terrible de Fazia, sa mère, comme des autres. Sa lignée détruite et diffamée par omission.

Comme ses oncles et sa mère, Jennifer passe à travers les cercles de l’enfer pour enfin y pouvoir quelque chose. Sa famille d’accueil toujours la soutiendra, elle a la chance d’être bien tombée. Mais c’est la naissance de son fils qui lui donnera l’impulsion nécessaire pour relier les fils de sa lignée et la faire émerger du tissu occulté du contexte.
Ce faisant, le livre éclaire la longue postérité du déni, du racisme persistant, de la haine sourde et jamais rassasiée qui toujours cherche à s’imposer et le fera aussi longtemps qu’on ne l’aura pas clouée en pleine lumière et nommée par son nom. Le racisme structure toutes nos institutions, c’est aussi ce que montre et démontre ce livre. Il n’y a pas d’égalité, de liberté et de fraternité en France, où on peut tuer des enfants et détruire des familles dans l’impunité la plus totale. Hier encore plus qu’aujourd’hui, mais les courbes bougent, et pas dans le bon sens.

Ce livre nécessaire ne raconte pas seulement l’histoire des Yezid. Lors de sa longue quête, Jennifer a progressivement essayé de comprendre pourquoi tant de malheurs sur cette famille, comme si leur sang était maudit. Elle a fini par poser sur les destinées familiales un œil plus politisé. Il ne s’agit pas de malédiction, mais de structures sociales qui s’auto-engendrent. La condition du colonisé engendre celle de l’immigré, qui engendre celle des habitants racisés des quartiers, fussent-ils français de parents nés en France. Elle apprendra ainsi que le père de sa grand-mère, Mohand, venu travailler en France, a été tué en octobre 1956 lors d’une descente de police dans un bar.

Une sénatrice se demandait récemment, après les émeutes consécutives au meurtre de Naël, quel genre de Français étaient ces Français-là. La réponse pourrait être ce sont des Français qu’on peut tuer sans conséquence. Ce sont des sous-Français.

Le projet colonial, fondamentalement cupide, n’a jamais envisagé la mixité. Celle-ci se produit pourtant. L’Europe a colonisé le monde, envahi tous les continents, amorcé un brassage qui n’est pas près de s’arrêter. Le capitalisme veut des métropoles et des périphéries, des centres de décision et des lieux d’exploitation, une noria perpétuelle, et les humains se déplacent. Les anciennes nations impérialistes deviennent bigarrées. Elles ne voulaient que les ressources, pas les humains, c’est raté. Les anciens colonisés, les néo-colonisés en font aujourd’hui partie intégrante, tout en restant attachés à leur lieu d’origine. Léonora Miano appelle Afropéens ceux qui sont issus d’Afrique subsaharienne. Les populations mixtes issues de la dynamique de la colonisation, aujourd’hui, représentent des millions de personnes. Elles tendent des milliers de passerelles entre les continents et les différentes humanités.

Si on tenait tant à l’entre-soi, il ne fallait pas coloniser le monde.

Oui, ce livre raconte l’autre face de notre histoire qui est aussi notre histoire. Jennifer, s’engageant dans l’antiracisme, rencontre Mathieu Rigouste (« L’ennemi intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine »), qui l’encourage. Elle lit Rachida Brahim « La race tue deux fois ». Elle rencontre Fatima Ouassak après avoir lu son essai « La puissance des mères, pour un nouveau sujet révolutionnaire ». Comme Rigouste, celle-ci l’encourage dans son projet de faire un livre sur sa famille, et la met en contact avec une écrivaine, Asya Djoulaït, qui se propose de l’aider à mettre de l’ordre et une cohérence dans tous ses feuillets et sa documentation. Le sociologue Sami Ouchane sera aussi de la partie, afin que le contexte politique soit bien posé. Avec leur soutien, Jennifer va enfin écrire ce livre précieux, universel.

« Ce récit est un hommage à ceux qui m’ont précédée, un don à ceux qui me succéderont. »

Magnifique hommage à des générations qu’on a trop effacées, et don à tous nos enfants qui déjà connaissent beaucoup plus cette mixité que leurs grands-parents et dans leur majorité la trouvent naturelle. Car si quelque chose a changé depuis l’année 1973 où une cinquantaine d’Algériens furent tués pour des mobiles racistes en France, c’est la vigueur de l’antiracisme, de l’antifascisme, l’ouverture aux forceps de l’université, mais aussi cette mixité qui s’impose par le fait : la chiourme a droit aux frontières qu’elle a défendues, aux terres qu’elle a cultivées, aux bâtiments et aux routes qu’elle a construits, au pays que son travail fait vivre. Et elle n’est pas prête à renoncer à ses racines pour autant.

Lonnie

Malika, généalogie d’un crime policier, de Jennifer Yezid, edts Hors d’Atteinte, 2023

Photo © Adèle O’Longh