Carole, dans son enfance, joue avec des « minons », ces petites boules de poussière, de cheveux, laines et débris volatiles, qui se trouvaient sous les meubles de son appartement. L’aspirateur, au « sac inchangé depuis des années exhale des volutes grisâtres dès qu’on le met en marche et, surtout, une odeur terrible ». Exit, donc. Sans regret. La petite fille trouverait dommage « d’éliminer ces doux flocons que l’on peut réunir pour en faire des pelotes qui disparaissent dans le poing, des nuages qu’on peut disperser en soufflant dessus comme sur les aigrettes de pissenlit. »
L’enfant ne remarque pas la différence entre les appartements propres et bien rangés de ses amis et le sien où les chaises sont couvertes de vêtements et piles de journaux, où des portes sont condamnées par des meubles, et où elle doit se faxer pour passer dans le couloir encombré qui conduit à sa chambre.
À ce moment là, Carole ne sait pas encore que sa mère est « une Diogène » , selon les termes de l’employée des pompes funèbres qu’elle rencontre, quarante ans plus tard, lorsqu’elle revient à Genève pour s’occuper de ses funérailles. Expression qu’elle récuse d’ailleurs ; « on ne peut pas dire que Diogène ait bourré son tonneau d’objets inutiles » … Dans ce récit, tentative de mettre de l’ordre dans un cheminement chaotique, à travers les strates de choses accumulées par une mère peu aimante qui a toujours préféré les objets à sa fille, elle choisi donc le terme : gardeur.
« Les gardeurs, les bergers de l’inutile : j’aime cette appellation légèrement bucolique et qui ne sent pas le renfermé ».
Le renfermé, l’appartement de sa mère le sent pourtant. Et bien pire. Car il contient aussi bien des objets de tous ordres que de la nourriture putréfiée dans des assiettes, des pots de yaourt sales, en piles successives, et même un chat mort depuis trois ans derrière un meuble.
Carole entreprend donc de raconter, par morceaux, d’extirper l’histoire de sa mère, dans une tentative d’explication aussi bien de cette dernière que de la maladie avec laquelle elle se confond, au fur et à mesure qu’avec une poignée d’amis, elle vide son appartement de Genève.
« Je ne prends aucun plaisir à écrire ces lignes. Quelle vie ne contient pas au moins un chapitre digne d’être effacé? (…) Et cependant je sens bien qu’en quittant pour de bon cette cuisine, ce salon, je risque d’y abandonner la clé du chaos. Ou plutôt ce chaos même, ce tsunami de détritus, ces montagnes informes, cet inconfort me sont trop familiers pour que je ne reconnaisse pas en eux l’expression matérielle, tridimensionnelle, du drame que fut notre vie entre ces murs. »
À mesure qu’apparaît l’appartement où l’auteure a vécu son enfance, sous les strates chaotiques qui l’encombrent, se dessine cette femme qui était sa mère, les drames de sa vie, dont l’alcoolisme de son conjoint leur faisant vivre un enfer à sa fille et à elle, le faux diagnostic porté sur elle par un psychiatre de connivence avec le père, les traitements qui en ont découlé… mais aussi un ancien et bel amour oriental enfui… tout ce qui l’a conduite finalement à survivre de cette manière.
Kits Hilaire
Tout garder de Carole Allamand, Éditions Anne Carrière, 2022
Illustration © Adèle O’Longh