Photo © Adèle O’Longh

Tout passe
de Vassili Grossman

« Quelqu’illimité que soit le pouvoir de l’État et quelque forts que soient les empires, tout cela n’est que fumée, que brouillard et comme tel, disparaîtra. Il n’y a qu’une force qui persiste, qui se développe, qui vive, et cette force, elle réside dans la liberté. Vivre, cela signifie être un homme libre… »

Vassili Grossman a écrit Tout passe en secret entre 1955 et 1963, sans le faire lire à personne. En 1963, atteint d’un cancer et sachant que le livre ne sera jamais édité en Union Soviétique, il se libère dans ce texte de tout poids d’autocensure. Le manuscrit de son roman précédent, Vie et Destin, lui avait été confisqué par le Bureau politique ; il n’avait plus d’illusion sur Khrouchtchev et les changements opérés après le stalinisme. « La terreur et la dictature ont dévoré ceux qui les ont instaurées et l’État qui paraissait n’être qu’un moyen s’est révélé être le but.  »

Dans ce roman-essai qui traite des idéaux révolutionnaires – foi dans le communisme, romantisme, rêve d’un avenir radieux, paix et fraternité universelle – versus la réalité du léninisme puis du stalinisme – application du dogme, élimination des opposants, traque de la moindre déviance, exécutions de masse, goulag, terreur et totalitarisme – , Grossman s’affranchit aussi de la forme.

Tout passe est un livre qui porte et donne la parole ; préfigurant en cela l’œuvre de Svetlana Alexievitch.

À Ivan, d’abord, qui en 1953, après la mort de Staline, sort de vingt-neuf années de goulag pour avoir dénoncé la dictature et fait l’apologie de la liberté. Ivan s’interroge ; sur lui-même, sur la cruauté de la machine soviétique, sur ceux qui l’ont abandonné, son amie, mariée à un autre, son cousin germain Nikolaï qui ne lui a donné aucun signe de vie durant sa captivité, se pliant aux mille et un arrangements à faire avec sa conscience pour pouvoir continuer à exister – miroir de celui que l’auteur a été – , sur l’ami qui l’a dénoncé, la délation en général…

« Rien n’est plus dur que d’être orphelin du temps. Rien n’est plus dur que le sort du mal-aimé qui n’est pas de son temps (…  ) le temps n’aime que ceux qu’il a enfantés, ses enfants, ses héros, ses travailleurs. Jamais, jamais, il n’aimera les enfants du temps passé, et les enfants du temps passé, et les femmes n’aiment pas les héros du temps passé, et les mères n’aiment pas les enfants des autres. Tel est le temps ; tout passe et il reste. Tout reste, seul le temps s’en va. Comme le temps passe facilement et sans bruit. Hier encore tu étais sûr de toi, gai, plein de forces, fils de ton temps. Mais aujourd’hui un autre temps est là et toi, tu ne t’en es pas rendu compte » .

À Anna, paysanne reconvertie qui se confond avec la mère d’Ivan – et celle de Grossman – et raconte les graines confisquées, les villages rasés, les paysans assassinés, la famine orchestrée par Staline en Ukraine, l’Holodomor, dans des pages terribles.

« Ces hommes, qui avaient inondé la terre de sang, qui avaient tant et si passionnément haï, avaient des cœurs sans méchanceté, cœurs d’enfants, de fanatiques (…) les coupables, ce sont ceux qui ont réduit une mère à manger ses enfants. Mais on aura beau chercher, trouvera-t-on le coupable ? C’est pour l’amour du bien, c’est pour l’amour de tous les hommes que l’on a réduit des mères à cette extrémité ».

À Macha, dont l’espoir est mort dans les camps où elle purgeait sa peine pour s’être mariée avec un « ennemi du peuple » …

Tout passe est un court roman qui traverse le vingtième siècle pour nous éclairer aujourd’hui. Sa lecture ou relecture prend une nouvelle dimension en cette année 2022 où l’Ukraine est redevenue un terrain d’affrontement, avec le retour – cynique rhétorique – de la propagation de la haine « au nom de l’amour ». 

En espérant, avec l’auteur, que « Un jour, liberté et Russie ne feront qu’un ».

Kits Hilaire

Tout passe de Vassili Grossman, L’Age d’Homme 2001

Photo © Adèle O’Longh

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