Un pays qui se tient sage
de David Dufresne

« Le Pouvoir ne souhaite pas que les gens comprennent qu’ils peuvent provoquer des changements. » écrivait au siècle dernier le linguiste Noam Chomsky. Vingt-cinq ans plus tard, on ajoutera : « Et il fait en sorte que les gens qui seraient tentés de provoquer ces changements, ou simplement d’exprimer publiquement leur désaccord avec les gouvernants, en soient empêchés. Par tous les moyens… »

Lesquels moyens consistent en une force publique qui n’a rien à voir avec celle évoquée dans l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – et dans le présent film par la juriste Monique Chemillier-Gendreau –, étant donné que la liberté de manifester, énoncée dans l’article 10 de ladite Déclaration mais non inscrite dans la Constitution, n’existe plus de facto depuis le printemps 2016, date à laquelle l’État, sous la magistrature de Hollande, la houlette du sinistre dégauchi Valls et de Cazeneuve, instaura une politique d’abattage répressive dont les zadistes de Sivens et de Notre-Dame-des-Landes firent les frais, bien avant que les hordes de « Gaulois réfractaires » fustigées par Macron envahissent rues et ronds-points, revêtus de gilets jaunes.

Déchaînements de brutalités policières (la ville de Nantes servant de laboratoire à ciel ouvert) : nassage systématique des manifestants – sommets atteints le 23 juin 2016 lors du défilé ubuesque autour du bassin de l’Arsenal cadenassé par des grilles anti-émeutes –, gazage et contrôles préventifs, fouilles préventives, punitions préventives par voie de LBD (yeux crevés, mains arrachées, etc.), transformant la doctrine du maintien de l’ordre « à la française » en une militarisation façon Minority report, qui vaudra à la France d’être montrée du doigt par l’ONU, dont l’un des rapporteurs témoigne dans le film.

Pour entrer dans l’acmé du film, affûtons encore la sentence de Chomsky. « Le Pouvoir souhaite un pays qui se tient sage », en référence au « Voilà une classe qui se tient sage ! » adressé en décembre 2018 aux 151 lycéens de Mantes-la-Jolie tenus plusieurs heures en respect, mains dans le dos, à genoux, par le flic qui filma ces images ahurissantes, de jouissance et d’humiliation sadique, que l’on pourrait croire tirées d’un docu sur la dictature de Pinochet. Pourtant, nous sommes bien en France. Le mouvement des Gilets jaunes vient d’éclater, entraînant une terrible répression d’État, point de départ de ce film militant et salutaire, qui ne se contente pas de donner la parole à celles et ceux qui subissent et dénoncent ce cancer de la société française que sont les violences policières, mais tend aussi le micro à ceux de « l’autre camp », pour paraphraser le préfet de police Lallement, dont la réplique « Nous ne sommes pas dans le même camp, madame ! » (reprise dans le film) figurera en bonne place dans l’Histoire des moments noirs de la République.

Ex-journaliste à Libération et à Mediapart, auteur de documentaires sur les moments de réfraction de la société française (les émeutes de 2005, l’affaire Tarnac), de webdocs originaux et d’un roman (Dernière sommation) explorant le thème des violences policières, David Dufresne peut être considéré comme l’héritier de Maurice Rajsfus, récemment disparu, qui tint trente ans durant, rubrique Que fait la police ?, la comptabilité macabre des crimes policiers en France depuis 1968.

Créateur, depuis le soulèvement des Gilets jaunes, du fil Twitter Allô place Beauvau !, Dufresne a repris le flambeau, utilisant les technologies numériques qui ont révolutionné la méthodologie de surveillance, de diffusion et de dénonciation des violences policières. Il délimite ainsi les enjeux de son précieux documentaire : « Tous les pays du monde sont confrontés aux violences policières. Pour les démocraties, c’est un enjeu devenu crucial à leur propre survie. Le film questionne cette citation de Max Weber « l’État revendique le monopole de la violence physique légitime » [que le ministre Darmanin détourna sans vergogne pour justifier la violence de la police] : Qu’est-ce que l’État ? La violence légitime ? Qui lui dispute son monopole ? Et qui en tient le récit ? »

Un pays qui se tient sage donne des réponses à ces questions. « La caméra, c’est l’arme des désarmés, déclare le réalisateur. Puisque c’est une guerre de l’image, allons au front ! » Abandonnant la « zone de liberté temporaire » qu’est le webmagazine, Dufresne approfondit le champ. Nous ne trépignons plus devant un ordinateur ou un smartphone, mais devant un écran de cinéma. Ce qui décuple la puissance du récit. On encaisse, sans répit, jusqu’à la nausée, assistant à ce qui ressemble davantage à des scènes de guerre qu’à une guérilla urbaine, laquelle suppose, chez ceux qui ne sont pas du bon côté de la matraque, un minimum de moyens de défense, dont ne disposent pas les manifestants – cela viendra peut-être… Telle cette séquence terrible filmée par Jérôme Rodrigues, montrant les dernières images filmées par son smartphone juste avant l’impact du tir de LBD lui crevant l’œil. Fondu au noir. Ne reste dans le champ qu’une image de la colonne de la Bastille surplombant le ciel bleu de Paris. Le spectateur qui n’aurait jamais mis les pieds à une manif de Gilets jaunes n’a d’autre choix que de comprendre : censée protéger la société du chaos, la police est bien ce monstre froid qui porte en lui les prémices du chaos.

La grande force du film, outre le format, et la dynamique déployée par le réalisateur et son équipe technique pour réaliser une mise en abîme subtile – sur un sujet aussi tragique que déprimant –, tient à deux idées originales.

Premièrement, la remise en perspective sous forme de reconstitution, façon scène de crime. Le réalisateur a retrouvé des victimes et fait défiler sur un écran géant les images de ce qu’elles ont vécu, à charge pour elles de commenter. Ce qui donne un côté émotionnel particulièrement intense, notamment lorsque Gwendal Leroy, Gilet jaune éborgné à Rennes, et qui ouvre d’une façon sidérante le film, découvre des images dont il n’avait pas souvenir. Ou lors de la séquence du Burger King de la rue de Wagram, quand les CRS investissent le fast-food, cognant sur les manifestants réfugiés pour échapper aux lacrymogènes (images commentées par Manon, matraquée en même temps que son mari ce jour-là). Pour le simple plaisir de cogner : parce qu’en tout CRS sommeille une brute qui ne demande qu’à devenir bourreau ? Si l’idée, à aucun moment, n’est clairement énoncée dans le film, elle imprègne l’inconscient du spectateur. Y compris, dans la séquence la plus émouvante, lorsque l’Amiénoise Mélanie N’goye-Gaham, matraquée par le sinistre CRS en chef reconnaissable à sa casaque GO, énumérant la litanie de tout ce qui « est réellement violent », par opposition à la prétendue violence des manifestants insinuée par le Pouvoir pour justifier la répression, répond qu’elle ne ressent pas de haine, et lâche : « Je n’en veux pas aux CRS. J’en veux aux donneurs d’ordre. »

À quoi le spectateur serait tenté de rétorquer que l’un n’empêche pas l’autre ; ce qui ouvre un autre débat, qui n’est pas celui du film : comment et pourquoi des hommes – et hélas, de plus en plus de femmes – décident-ils de devenir CRS ? Question qui nous ramène, en contrepoint, au constat, rarement effectué par les exégètes de la « chose policière » – à l’exception notable de l’ami Rajsfus, qui creusa le sujet dans son Portrait physique et mentale du policier ordinaire –, que la violence systémique de la police n’est rendue possible que par l’addition des violences potentielles de chaque individu faisant fonction de cogne. Fin de la parenthèse.

La reconstitution ne s’applique pas seulement aux victimes revivant leur traumatisme. C’est ainsi que le sociologue Fabien Jobard commente la séquence où des motards des BRAV s’extirpent d’une situation présentée comme lynchage imminent par les médias, alors que le hors-champ, soigneusement camouflé, prouve tout le contraire. Que l’ethnologue Romain Huët explique le symbolisme qu’il y a à briser une vitrine de banque (ce qu’on avait d’ailleurs assez bien compris). Ou que la mère d’un lycéen de Mantes-la-Jolie s’offusque du traitement dégradant qui fut imposé à son fils et à ses 150 camarades.

Deuxième originalité, les personnes qui débattent sur le fond (ce que Dufresne nomme : « filmer la pensée ») le font en binôme, sous la forme de la conversation et non pas d’une interview classique, et sous l’égide éclairante de la trinité « politique, sociologie, philosophie ». C’est ainsi que l’écrivain de SF Alain Damasio dialogue avec le rapporteur de l’ONU Michel Forst. On assiste aussi au dialogue (de sourds, évidemment*) entre un syndicaliste d’Alliance et le journaliste Taha Bouhafs, qui dévoila l’affaire Benalla, et rappelle que les méthodes exécrables de la police française frappent le peuple des Gilets jaunes après des décennies de rodage dans les banlieues, entre un général de gendarmerie (laquelle s’essuie moins les pieds sur la déontologie que la police) et l’avocat William Bourdon (que l’on a connu plus mordant sur le sujet). Trois historiennes sont également mises à contribution, ainsi qu’Arié Alimi, avocat de la famille de Cédric Chouviat et de l’infirmière Farida Chikh. Les plus hautes autorités (préfecture de police, ministère de l’Intérieur) ont décliné l’invitation. Ce qui ne saurait étonner dans un pays où le président ose affirmer, tout en essuyant ses mains tachées de sang : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Sur la présentation des intervenants, un bémol, quant à la forme… Dans un souci de gommer la hiérarchie sociale, David Dufresne invoque la nécessité de « sortir de l’écriture télévisuelle qui nous assomme » et assume le parti de ne pas informer le spectateur de l’identité des intervenants (qui n’apparaît qu’au générique de fin). On a un peu de mal à saisir l’intérêt de ce parti pris, qui n’apporte rien au film et pose, à tout le moins, un problème de compréhension dont on aurait pu se passer – que dirait-on d’un débat où les intervenants ne sont présentés qu’à la fin des débats ?

La principale vertu du film est de provoquer une prise de conscience dépassant le cadre des personnes déjà sensibilisées au problème des violences policières. Pour ces raisons, à défaut d’une diffusion du film par une chaîne de télévision publique, qui paraît peu probable, on ne saurait trop espérer qu’il sera projeté dans les établissements scolaires, dans un souci didactique, avec l’espoir (qui fait certes de moins en moins vivre) de porter le problème français des violences d’une police qui s’est mise au ban des valeurs de la République, au cœur du débat des élections de 2022.

À ce propos, un mot sur l’une des armes préférées des forces de l’ordre pour couvrir leurs violences (non évoquée dans le film, qui ne montre que les brutalités physiques, non leurs conséquences juridiques), d’une brûlante actualité. Cette arme, auxquels les Gilets jaunes ont payé un lourd tribut, c’est le délit d’outrage, dénoncé par le Collectif pour une dépénalisation du délit d’outrage (CODEDO), qui demande son abrogation via une pétition qui sera remise au printemps au Garde des Sceaux, dans le but de provoquer un débat à l’Assemblée nationale avant la fin du quinquennat Macron.

Jean-Jacques Reboux

* Dialoguer avec un policier est un exercice délicat. Dans la rue, lorsqu’il est dans l’exercice de ses fonctions, l’outrage n’est jamais loin. Dans un prétoire, les magistrats, vétilleux, rarement impartiaux, veillent à ce que vous ne heurtiez pas leur sensibilité. Quant à converser en terrain adverse, l’auteur de ces lignes, poursuivi en 2015 pour injures par la procureure de la République de Nantes, il se souvient de ces deux heures passées dans un commissariat parisien, avec un policier venu de Nantes l’auditionner, au cours desquelles l’officier de police judiciaire de service tenta de le convaincre qu’en manifestation, je cite : « Il est quasiment impossible à un CRS de viser l’œil d’un manifestant, pour une raison toute simple : la pression. »