Avec « La dernière nuit du monde », son dernier texte, Laurent Gaudé nous plonge dans le monde d’après. Les humains, non contents d’élargir leur espace jusqu’à le faire craquer, maitrisent désormais le temps. Ils décident d’abolir la nuit afin que l’activité humaine tourne à plein régime 24 heures sur 24 ; plus de repos, l’homme sera capable de se régénérer en 45 minutes pour repartir de plus belle sur l’espace-temps infini. Les scientifiques ont conçu une pilule sans effets secondaires et nous promettent un sommeil fractionné. Ils s’engagent même sur une réduction de la récupération à 15 minutes, qui génèrerait un gain de plusieurs milliards.
On suit Gabor, le narrateur, durant cette traversée et après ; il rencontre des gens qui passent comme dans une pièce à stations, sur un tapis roulant ou dans un train. Défilent les personnages d’avant, la femme follement aimée, la représentante des peuples anciens et les nouveaux chantres du jour sans fin qui s’affrontent aux résistants du mouvement « Nuit noire ». Pures hallucinations ou « monologue peuplé » comme dit l’auteur ? L’humour affleure lors de débats entre politiques et journalistes nous rappelant les formules creuses qui tournent en boucle, cocher toutes les cases, être en guerre, faire face à l’urgence, l’exigence de transparence, notre ADN….
Qui parle de nos jours, qui essaie de dire la vérité ? Au début de la pièce, les deux personnages principaux, Gabor et son épouse Lou se révèlent. Deux conceptions du monde s’affrontent, l’homo faber dans sa course en avant représenté par Gabor, homme des lumières qui croit sincèrement améliorer le sort du plus grand nombre et la ténébreuse Lou qui se contente d’être. Laurent Gaudé n’est pas un dramaturge du non-dit comme Pinter, ses personnages se racontent, d’où la prééminence du monologue. Le texte se déploie comme un long poème épique, un chant choral tragique, quand les dieux s’adressaient directement aux hommes.
Vient le moment de la dernière nuit du monde.
On imagine les lieux publics et les commerces ouverts en flux tendus, les salles de sports, les cimetières. On peut désormais consommer, enterrer ses morts, dépenser, se dépenser sans compter. Le problème du chômage est en passe d’être résolu, de multiples possibilités de jobs s’offrant à nous.
Soumis à ce régime, l’horloge biologique des hommes commence à dérailler, leurs yeux s’usent à force de voir, leur mémoire implose saturée d’informations. Leur corps, dans sa grande sagesse, commence à lâcher. Plus de livres, comment continuer à écrire sans la latence créative du sommeil ? Plus de rêves et de voix chaotique de l’inconscient. Plus d’amour, de sensualité, comment pourrait-on se caler sur une intimité fractionnée par cycles de 45 minutes ? Que devient le symbolique, « l’alternance sacrée du jour et de la nuit, de la lumière et de l’obscurité, de l’activité et du sommeil. Le monde ne doit pas tomber tout entier dans la main de l’homme… Nous ne sommes qu’une partie du vivant. Les arbres, les animaux, les insectes, les plantes, la glace, toutes ces choses ont besoin de notre silence, de notre absence ».
Plus aucune intimité n’est possible dans un espace connecté en permanence, on passe le temps gagné à travailler, se distraire, sortir, faire du sport… sous le regard social en permanence. Orwell, et son Big Brother, n’est pas loin.
Le texte ouvre un champ de questionnement passionnant, les hommes l’ont oublié, l’obscurité n’est pas une limite à leur appétit d’existence, elle les nourrit, les construit, c’est, selon Michael Foessel, l’art de vivre sans témoin. La nuit est le territoire de l’enfance, de l’insécurité apprivoisée comme espace de liberté.
En Nouvelle-Zélande, les peuples autochtones ont réussi à faire passer des lois sur l’éclairage public qui imposent une coupure conforme à leur culture. « Soyez ténébreux » disait Diderot.
On mesure, mais trop tard ce que nos jours doivent à la nuit. « Le jour a tout mangé, déclare le narrateur, et nous sommes vieux… Âge naissance ou âge pilule, tout se mêle. Je ne suis plus jamais fatigué, mais je suis usé. Mémoire encombrée, défaillante. Trop de vies. Personne n’avait pensé à cela : que nous finirions par être trop pleins de notre propre vie ».
Le jour succède au jour, l’aurore aux doigts de rose, fille du matin, s’est évanouie dans une aube sans promesse. L’exode a commencé, les troupeaux fuient vers le nord. Le soleil est noir et l’humanité effarée contemple sa défaite. La mort rôde et cueille comme une délivrance les âmes perdues comme dans le récit de Cormac McCarthy La route. Est-ce vraiment la fin ? L’auteur laisse ouverte la possibilité d’un ailleurs.
« Comment cela s’appelle-t-il, dit l’Electre de Giraudoux, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève » ?
Les chanceux présents à Avignon découvriront cette dystopie mise en scène par Fabrice Murgia, les autres attendront la tournée qui suivra. Plongez-vous dès maintenant dans le récit de Laurent Gaudé qui s’ouvre sur une belle adresse aux acteurs : « La terre entière tient dans la main du comédien et le souffle qu’il a au bout des lèvres contient tous les possibles ».
Sylvie Boursier
La dernière nuit du monde de Laurent Gaudé, éditions Actes Sud, avril 2021, également disponible en livre numérique.
Création au Festival d’Avignon 2021 dans une mise en scène de Fabrice Murgia, du 07 au 13 juillet au Cloître des Célestins. Tournée 2021 – 2022 en France, Belgique et Espagne (Madrid).
La nuit ou l’art de vivre sans témoin, Michael Foessel, éditions Autrement.
Photo : Gaudé, Laurent 2020 © Jean-Luc Bertini