Antis
Dystopie théâtrale

Antis
Dystopie théâtrale créée par Julie Guichard et Maxime Mansion.

On commence par la fin dans cette pièce avec une perquisition musclée « au nom de la loi » dans les dossiers d’une équipe de rédaction d’un journal d’investigation. On comprend très vite que l’ordre règne dans un État liberticide qui « protège ses citoyens ». La loi de 1881 sur la liberté de la presse est abrogée, le secret des sources bafoué.

La dystopie, lit-on dans le dossier de presse, est « un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur ». Ce genre est bien connu dans la littérature, on pense au Meilleur des mondes dAldous Huxley ou encore à 1984 de Georges Orwell. Au cinéma, il excelle dans des films mythiques comme Métropolis de Fritz Lang ou encore Soleil vert de Richard Fleischer sur un monde où règnent surpopulation, épuisement des ressources naturelles, exacerbation des inégalités sociales et corruption des dirigeants. Au théâtre, il est beaucoup moins présent. Perrine Gérard, l’autrice du texte, entourée de l’équipe artistique, a comblé ce manque autour d’une fiction sur le développement insidieux de ce que Gilles Deleuze nommait « une société de contrôle ».

Comme au cinéma, le fil du récit déroule l’enchaînement des faits. Au départ on voit cinq journalistes, Agnès, Nicolas, Tito, Ivan et Sibyle, acronyme d’Antis, à la chasse aux scoops à n’importe quel prix, création de faux comptes sur des forums de jeux en ligne, pêche au bon client appâté par un discours consensuel et enfin techniques d’infiltration de groupuscules haineux qui prônent la violence. Le journaliste Paul Moreira, dans son documentaire Danse avec le FN en 2015, avait approché ainsi certains membres de ce parti en prenant le risque, disait-il, de l’empathie, de l’écoute active pour déconstruire le discours frontiste. Ce jeu dangereux déclenche dans le spectacle un engrenage de la violence qui dépasse progressivement nos cinq personnages, et va faire régner la peur. A la violence d’une sorte de secte malfaisante, l’Action Nationale pour le Triomphe de l’Identité Suprême dont l’acronyme est également Antis, va progressivement répondre une violence d’Etat qui manipule l’information pour légitimer une série de mesures disciplinaires. « Nous savons, déclare le porte-parole du gouvernement, qu’Internet est devenu l’outil de l’injure, du diffamatoire, des fake news, de l’apologie de l’intolérance. Nous sommes obligés de ce fait de réformer la loi de 1881 sur la liberté de la presse, d’interdire les vidéos d’interpellations ».
On pense au film Les hommes du président, réalisé en 1976 par Alan Pakula sur le scandale du Watergate.

La mise en scène de Julie Guichard obéit à une chorégraphie réglée au millimètre, comme si nous assistions en direct aux temps forts d’une enquête policière, dans une succession de plans séquences dont le rythme s’accélère au fur et à mesure de la montée dramatique. Les différentes pièces du puzzle s’assemblent progressivement pour dévoiler une réalité glaçante.

Sans accessoires superflus, sur un plateau nu, les cinq comédiens vont opérer des transformations à vue sidérantes. Ils jouent tous les rôles, le représentant de l’Etat invité sur un plateau de radio, des auditeurs en ligne, les musclés chargés de la descente dans les locaux, les propriétaires du journal représentant les intérêts politico-financiers des actionnaires, les adeptes de la théorie du complot sur les réseaux sociaux. Dans ce récit choral, les corps des acteurs figurent instantanément des lieux, des silhouettes immédiatement reconnaissables. Une chaise, une table, un élément de costume suffisent pour installer en une seconde une situation. « Le corps, déclare la metteuse en scène, est le révélateur de ce que les mots ne disent pas. Il n’est pas naturaliste, il est le signifiant sensible. Les mots, nous jouons avec eux, avec leur paradoxe… L’acteur est créateur d’images au même titre que l’espace, la lumière et le son. » Une mention spéciale à Nelly Pulicani dont la justesse de jeu n’a d’égale que l’extrême économie de moyens.

Le texte haché multiplie les interjections et n’est pas toujours assimilable d’emblée. Cependant la troupe réussit à l’incarner sur le plateau avec une grande fluidité. Il mélange le discours xénophobe brut avec la phraséologie consensuelle des discours institutionnels. « L’inclusion active consiste à permettre à chaque citoyen, y compris les plus défavorisés, de participer pleinement à la société, et notamment d’exercer un emploi. » Dans le dossier de presse, Perrine Gérard précise : « un acte de violence physique ou même une injure nous touche ; le visible nous accroche, mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de lois, d’organisation administrative ? » A la fin, la peur renvoie chacun à la préservation de son espace vital. « L’air que tu respires, dit un personnage, c’est toujours ça que les autres n’auront pas. »

Voilà un spectacle engagé, d’une facture contemporaine, qui joue des ressorts théâtraux, sans recours aux effets spéciaux. L’espace, la lumière et les comédiens dessinent le cadre de la toile qui, même si la fin est connue, nous garde en haleine jusqu’au bout et nous alerte sur la fragilité de nos démocraties.

Sylvie Boursier

Photo Louka Petit-Taborelli.

Antis de Perrine Gérard, mise en scène par Julie Guichard et Maxime Mansion, présentation aux professionnels organisée par le Théâtre 14 à Paris en novembre 2020. Programmation en mars-avril 2021 dans ce théâtre.