Photo © Adèle O’Lon

En salle
de Claire Baglin

Le roman de Claire Baglin assemble une mosaïque d’instants présents et passés. Quoique ce ne soit pas ouvertement son propos, il finit par installer un impressionnant état des lieux de la distribution des conditions par classes, plutôt que de la lutte des classes. Les parallèles s’autorisent quelques ondulations et s’ils ne se croisent pas exactement, se frôlent à l’occasion. C’est d’abord un roman à la fois froidement comportementaliste et méticuleusement sensoriel, si bien que l’enfance s’invite dans l’âge de raison de la narratrice par le biais de son rapport intense aux odeurs, aux textures, aux couleurs et aux lumières. Les scènes chronologiquement dispersées sont ainsi assemblées dans une continuité par un effet de résonance : « Alors qu’on court vers la dernière étape qui nous sépare de la béatitude, maman parvient à retenir Nico par la manche. Il n’a plus rien d’humain. Ses cheveux sont ébouriffés par l’électricité statique du manteau retiré, ses joues sont rouges, ses lacets traînent encore au sol et son pull est à l’envers, l’étiquette luisante de salive. Son visage est une énorme contrariété, il est fou, il veut en finir. Dans ses yeux brillent encore les nuggets qu’il a entrevus. » et au temps présent : « La manageuse s’appelle Caro. Elle a une attelle au poignet, des lunettes rectangles et les cheveux violets. Son visage est large, ses yeux sont maquillés. Il est facile de la reconnaître sans même la voir : elle est la seule à hurler, ne pas tolérer les brefs bavardages entre équipiers. Caro désigne la glace qui fond. Elle est effrayante parce qu’elle est imprévisible, capable de rester dans cette position un temps indéterminé. Elle saisit le sac et le secoue devant l’équipière et dit alors, alors, alors, alors, et puis elle prononce la sentence. »

En dehors du phénomène d’écho autour du même lieu et de la condition d’outil jetable et malmené, partagée par le père et la fille à quelques années d’intervalle, les prolos étant à la fois la main-d’œuvre et la clientèle de ces énormes dispositifs commerciaux bouffant les continents pour extraire de la pulpe de chair de populo des milliers de tonnes de pognon, tant sur les salaires que sur les prix de production, Claire Baglin met en lumière le rapport de subordination que la société de consommation institue par rapport aux objets, en quoi les classes sociales se définissent aussi par leur rapport aux objets : rapport d’aliénation à des objets proliférant à la sénescence galopante dans la famille ouvrière, rapport de domestication relative d’objets triés sur le volet et de qualité dans la bourgeoisie, mais cette maîtrise théorique est burlesquement relativisée dans une scène d’anthologie où un meuble coûteux mobilise des forces incompétentes avant de se fracasser en bas d’un escalier. L’ensevelissement sous des tonnes d’objets déliquescents se mue en malédiction génétique chez les prolétaires « …c’est héréditaire c’est pas possible… » mais la malveillante puissance des objets n’épargne pas la bourgeoisie, et la scène inaugurale de l’introduction populaire dans un décor bourgeois est hilarante : « Sur la gauche un escalier blanc qui monte aux étages et à côté trois portes, encore une petite table qui ne sert à rien, un miroir aux bordures dorées dessus, un faux bordel, un bordel qui ment, le vrai est saturé de poussière et de bouloches. Ils n’y connaissent rien en bordel. »

La malédiction d’être un outil biologique toujours poussé au-delà de ses capacités car jetable mène inexorablement le père et la fille à l’inévitable accident du travail, une seconde d’inattention et le corps est traversé par des milliers de volts ou frappé et arrosé d’huile bouillante, c’est la rançon ordinaire, habituelle et sans cesse réitérée de la flétrissure sociale. Quoiqu’il se présente comme une résurgence de l’enfance dans l’âge adulte, ce livre brillant et ravageur tire son indéniable noblesse de ne pas considérer le politique comme une trivialité indigne de l’art, comme il est d’usage si on ne veut pas se retrouver étiqueté « de genre » dans le monde de la lîttérâtûre. C’est une magnifique charge contre la société de consommation et d’exploitation, vue du plus bas et au plus près. Claire Baglin a fait des études de création littéraire (je découvre ce cursus). Je découvre aussi que comme tout cursus, et bien que Claire soit la démonstration du contraire, la professionnalisation du champ pourrait avoir l’effet pernicieux de multiplier encore les obstacles qui se mettent en travers des classes prolétaires et sous-prolétaires lorsqu’il s’agit d’accès au crachoir d’écriture. Car apparemment, en dehors des techniques et des domaines illimités qui peuplent la littérature et où il y a en effet largement de quoi faire de multiples cursus, on sent que s’établit aussi si on veut vraiment « en être » une injonction du bon goût (bourgeois, on ne traite pas directement et frontalement de certaines choses et surtout pas en prenant parti, et je ne parle pas de cul ni de sang), et du mauvais goût (populaire, être assertif, tomber dans le pathos, dans le langage politique ou sociologique, appeler un chat un chat et l’humiliation sociale exploitation de l’homme par l’homme, ne pas souiller son récit avec de la théorie, ne pas être trivial ni vulgaire, la littérature vaut mieux que ça, nous sommes tous égaux devant Dieu et la langue de Molière, fût-elle égarée dans la raie d’un monarque.)

Cette petite sortie ne m’est évidemment pas inspirée par Claire mais par certaines critiques de son livre, critiques qui la louent de rester dans les clous tout en faisant preuve de maîtrise et de pertinence littéraire. Seuls les deux dernières assertions sont exactes, car ce superbe petit bouquin est une fontaine de joie revancharde en même temps qu’un hommage aux dépossédés, toujours écrasés, piégés, vaincus, tel le père, submergés mais jamais embrigadés dans cette maturité qui pue le costard-cravate (« Mon père raconte les lapins sur le parking de l’usine tôt le matin, un collègue a essayé d’en choper un à l’épuisette pas moyen, ils sont trop rapides, et quelqu’un en a trouvé un de crevé sur le bas-côté, il l’a mis dans une tour d’ordi pour faire la blague, on va voir combien de temps il reste là, avec l’odeur. ») Et en ce moment, avec les manifs qui se poursuivent dans le pays, les pancartes (« Macron c’est comme un daron alcoolique, à l’intérieur il te fait la misère à l’extérieur il te fout la honte »), (« Pas de retrait, pas de JO »), les casserolades, les pébroques, les chansons revisitées, on se dit, loin de toutes ces histoires de transfuges de classe qui font peur aux petits enfants endormis dans la soie (ne pas dire, ne pas dire surtout), que ce qui caractérise les dominés c’est que ce n’est pas eux qui ont défini l’âge adulte comme stade ultime de l’auto-domestication. Qu’il en soit de même pour la littérature !

Lonnie

En salle de Claire Baglin, Les éditions de minuit, 2022

Photo © Adèle O’Longh