Sur les ossements des morts
à l’Odéon

Sur les ossements des morts, d’Olga Tokarczuk trace le portrait d’un bourg casanier au cœur des Sudètes pris dans la neige une grande partie de l’année et peuplé de rares autochtones dont une vieille femme bourrue et caustique, Janina, fan de William Blake et d’astrologie, à l’humour ravageur : « Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tel que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit ». Dans cette contrée giboyeuse ou prospèrent quelques braconniers, elle milite contre la chasse, l’exploitation des ressources naturelles et signale aux autorités les exactions de ses concitoyens. Un matin un voisin est retrouvé mort un os coincé dans la gorge et c’est le début d’une série de crimes pour ce qui se révélera un thriller écologique sans concession sur l’espèce humaine.

Simon Mc Burney met en scène le récit d’Olga Tokarczuk en plaçant au premier plan la narration de Janina jouée par Amanda Hadingue. En arrière-plan vont défiler des silhouettes au gré de ses souvenirs. Un policier et son assistant dignes de Laurel et Hardy dont les tics et le sabir rappellent la série Le p’tit quiquin mène l’enquête. Un groupe de bûcherons évolue comme au cinéma muet avec des chutes, des envols et des retournements ou le mélo le dispute au burlesque. Une femme, écrivaine, dotée d’une minerve pivote sur sa chaise, tout un monde de brindezingues en ombre chinoise apparaît et disparaît au gré des retours en arrière de Janina. Décors, costumes et couleurs bougent à la vitesse de la lumière, le metteur en scène fait naître un univers esthétique à la Joël Pommerat grâce à l’espace, au son, à une troupe de comédiens anglais prodigieux capables de se transformer en une seconde tout en déclamant William Blake. Cette enquête policière extravagante vire progressivement au fantastique glaçant sans que l’on puisse révéler l’issue. En fond de scène sont projetés des cadavres d’animaux, une église, le visage de Janina et de sa mère, une carte astrologique du ciel tandis que des flashs sonores et lumineux crépitent en fin de scène, menace planétaire d’une vengeance de la nature. Amanda Hadingue est littéralement époustouflante. Elle tient la corde trois heures durant en bord de scène ou lors de rares échanges avec les protagonistes, porte à bout de bras ce texte en lui imprimant mille nuances, maline, manipulatrice, combative, vengeresse, caustique. Fidèle au personnage du roman elle sait faire preuve d’humanité de façon indirecte sans une once d’apitoiement, à la fois bouleversée par la brutalité du monde et lucide sur le futur. Elle imprime au rôle une dimension testamentaire, ultime message d’Olga Tokarczud avant la secousse finale.

Certains regretteront que Simon Mc Burney n’ait pas pris plus de liberté par rapport au texte initial pour l’adapter dans une version dialoguée mais on le comprend. Tout lecteur d’Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature, est fasciné par son style limpide, subversif, hilarant, distancié « L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle  » autisme testostéronien  » », il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence et de la capacité de communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme […] s’intéresse à la Seconde Guerre mondiale et aux biographies de gens célèbres, politiciens et criminels en tête ». Elle s’attaque au patriarcat, aux hiérarchies en place, au traitement réservé aux minorités. Scandalisant l’establishment de son pays natal, elle fut déclarée « traîtresse à la nation » par le pouvoir polonais. Simon Mc Burney, un maître sur la scène internationale actuelle, a eu raison de ne pas faire le malin avec un tel texte et d’en livrer une version stylisée, graphique, burlesque comme un cauchemar cosmique d’où l’être humain ne sort pas grandi. Un grand conte littéraire à l’Odéon et un grand roman d’Olga Tokarczuk !

Sylvie Boursier

Copyright Alex Brenner
Sur les ossements des morts, Drive Your Plow Over the Bones of the Dead, d’après un roman d’Olga Tokarczuk mise en scène de Simon Mc Burney, du 7 au 18 juin à l’Odéon 6°, spectacle surtitré en français.

Le roman d’Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature, est publié aux éditions Librello.