Photo © Gina Cubeles

La femme et la nature
Le rugissement en son sein
de Susan Griffin

L’écoféminisme a si bonne presse chez nous que ce monument de littérature publié par Susan Griffin en 1978 vient tout juste d’être traduit et publié en France. Il s’agit d’un montage thématique où Griffin entrepose, superpose, agence, élabore comme une véritable pièce montée un monceau de citations empruntées à tout ce que les siècles ont accumulé en Occident de préceptes philosophiques, de manuels techniques, de catéchismes, d’ouvrages savants, d’essais, d’écrits enfin, pour déterminer ce qu’était la nature, quelle était en somme la nature de la nature, et de la femme, et par antithèse de l’homme. D’Aristote à Newton en passant par Nietzsche, d’Empédocle à Rousseau, à Darwin, à Joyce, à Galilée, à Einstein, des voix majestueuses se font entendre, et nombre d’autres plus obscures, mais toutes concourent, dans un premier temps, à établir les bases de la catégorisation du monde. Le discours est indirect, les transcriptions toujours précédées de « il fut décrété que », « il fut avancé que », « il fut décidé que », « il fut découvert que ». Les transcriptions en avalanche puisent leur source dans les plus bénignes ouvrages comme dans les plus reconnus ou les plus célèbres, et on verra ainsi au long de cette construction des traités de sylviculture, de savoir-vivre ou de secrétariat côtoyer le Malleus Maleficarum, La somme théologique de saint Thomas d’Aquin, Le Banquet de Platon, Comme il vous plaira de Shakespeare, etc. Les bases sont grecques, les piliers catholiques, les arcs-boutants se nourrissent de toutes les sciences et de toutes les techniques et les ornements et parements participent de tous les arts et de toutes les disciplines pour élever avec une volubilité diabolique l’architecture au plus haut. On a le sentiment que tout est maîtrisé ou en voie de l’être. Dès le départ le tri se fait entre ce qui est froid, chaud, animé, vivant, inerte, humain, entre ce qui existe et ce qui n’existe pas.

L’homme, on le pressent de plus en plus au fil de ce tissage polyphonique de citations, a une tendance lourde à privilégier dans ses systèmes de pensée ce qu’il peut maîtriser plutôt que ce que ses sens saisissent imparfaitement. Ayant posé les bases de sa pensée du fond d’une caverne, il ne va cesser par la suite de l’enraciner dans les préceptes qu’il s’est donné plutôt que dans les éléments qui l’entourent.

« … Et, ailleurs, il fut affirmé que la genèse ne peut être comprise sans une maîtrise des mathématiques.
« Celui qui ne connaît pas les mathématiques ne peut connaître aucune des autres sciences », fut-il précisé, et il fut conclu que toute vérité peut être trouvée dans les mathématiques, que l’explication véritable se trouve dans les mathématiques et que les faits n’en fournissent que de simples preuves.
Qu’il est trois degrés d’abstraction, chacun conduisant vers des vérités plus hautes. Le scientifique dépouille l’unicité, pour révéler les catégories ; le mathématicien, les données sensibles, pour révéler les nombres ; le métaphysicien, les nombres, pour révéler le fruit de l’être pur. »

Dans ce simple passage, on passe de Thierry de Chartres (« Que la Genèse ne peut être comprise », De septem diebus et sex operum distinctionibus), à Roger Bacon (« Celui qui ne connaît pas les mathématiques… », Opus Majus et « toute vérité », Bacon est influencé par la pensée de Pythagore), à Robert Grosseteste (« L’explication véritable », Summary of philosophy »), à Robert Kilwardby (« Qu’il est trois degrés », De ortus scientarum).

On a là un aperçu, sur une demi-page, de la méthode employée pour édifier cet objet littéraire qui finit par donner, avec cette méthode d’accumulation savamment articulée, une vision palpable de ce sur quoi tient une société patriarcale, la répétition et la consolidation, sur des siècles, à travers différentes pensées, rationnelle, religieuse, d’une somme tautologique d’axiomes concernant les éléments, la nature et la femme, axiomes qui finissent par devenir des matériaux de base et des couleurs de fond tant leur évidence est imposée, répétée, représentée, assénée, détaillée, réitérée. Et ce qui est devenu un décor et une condition mentale aveugle de nos sociétés, peu à peu Griffin, qui est poétesse, l’entrelarde des autres voix étouffées, celles des femmes, celles des esclaves, celle de ces humains qui ont été versés du côté de la nature bornée, inconsciente et chaotique, du côté des animaux. Ainsi dans La raison, qui est insérée dans Son Savoir, dans le livre deuxième, Séparation :

« Ils ont prétendu qu’afin de découvrir la vérité, il leur fallait découvrir le moyen de séparer le ressenti de la pensée, Parce que nous sommes moindres, que les mesures et les critères devaient être établis exempts de toute émotion, parce qu’ils ont déclaré que nos cerveaux étaient moindres, que ces mesures peuvent être établies parce qu’on nous a fabriquées plus proches du sol, d’après des lois universelles parce que, d’après leurs tests, nous pensons plus lentement, parce que, d’après leurs critères, nos corps ressemblent plus à des corps d’animaux, parce que, d’après leurs spéculations, nous ne pouvons soulever autant de poids qu’eux, mais pouvons travailler plus d’heures, endurer plus de douleur, parce qu’ils ont mesuré ces différences, et donc ces spéculations, dirent-ils, représentent l’objectivité parce que nous sommes plus émotives qu’ils ne le sont, et sont fondées uniquement parce qu’on a observé que nos comportements ressemblaient davantage à des comportements d’enfants, sur ce qui est vrai d’après observation parce qu’il nous manque la capacité d’être raisonnables, et les émotions, elles, doivent être considérées avec méfiance, parce que nous sommes emplies de rage, que là où les émotions teintent la pensée parce que nous nous écrions, la pensée ne peut plus être objective parce que nous tremblons, et qu’elle ne décrit donc plus ce qui est réel tremblons de rage, parce que nous tremblons dans notre rage et que nous ne sommes donc plus raisonnables. »
Mais ce n’est pas l’unique construction que fait Griffin, bien que ces entrelardements plus que ces entrelacements de voix s’accumulent jusqu’à constituer des polyphonies parallèles. Elle emprunte aussi tous les canaux, poésie, conte, récit, bréviaires bousculés. Au fur et à mesure que nous nous avançons dans ce labyrinthe de préceptes et d’ordres, de plaintes et de mantras, de considérations et de données techniques, des aperçus clairvoyants traversent le corps de la récitation comme la lumière du jour une muraille crevée :

« La chambre des jeunes filles qui gloussent. La chambre des messes basses. Où l’on dit d’une telle qu’elle a de plus gros seins. Où l’on chuchote qu’elle ne porte pas de soutien-gorge. La chambre où les filles gloussent et coursent leur amie aux seins nus. La chambre de la femme désavouée. La chambre où les femmes nient qu’elle leur ressemble. Où elles ne reconnaissent pas celle qui les effraie, celle qui crie trop fort sur ses enfants, celle dont le visage est figé par la folie, celle qui est trop habillée. La pièce dans laquelle les femmes ont peur du temps. Dans laquelle elle a peur de devenir sa mère. Ce labyrinthe. Ce lieu qui s’effondre sur lui-même… »

« …Dans nos corps sans chair, nous avons senti notre cœur se briser infiniment. De voir ce à quoi nous avions renoncé. Dans notre terreur. Dans notre désir d’aller le plus vite possible. Pour nous éloigner du grondement terrifiant, de la lumière aveuglante, du cataclysme, nous nous étions précipitées dans le monde de l’impossible.
Mais là, derrière nous, verte et bien vivante, il y avait cette possibilité – une journée de marche vers un futur que nous aurions pu toucher : une telle tendresse, une telle joie. »

La parole des femmes, des silenciés est toujours un nous, mais c’est le nous d’un arbre, d’un corail, le nous d’un être coloniaire. Il est impossible d’épuiser ce recueil. Il est fait de multiples cheminements, de pousses dardées et de sinueux tentacules, il est dans un présent qui digère le passé et l’avenir, il déploie la vitalité et toutes les profusions d’une langue qui refuse de se plier à la distance et la froideur, qu’elle soit rationaliste ou scolastique, il embrasse et embrase, affronte et ridiculise, et surtout donne à voir, déjà, pour déconstruire pierre à pierre. C’est un ébouriffant chef-d’œuvre qu’il est impossible de classer où que ce soit. Le Wikipédia de Griffin la définit comme essayiste poète, et dramaturge. Un essai poétique magistral, voilà ce que pourrait être ce livre, mais pourquoi le catégoriser, lui qui explose l’édifice conceptuel de toutes les catégories ?

Lonnie

La femme et la nature, Le rugissement en son sein, Susan Griffin, traduction Margot Lauwers, Le Pommier, 2021.

Illustration © Gina Cubeles